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Fausse gauche ou vraie gauche ? | | | Laurent Joffrin Histoire de la gauche caviar Seuil - Points essais 2007 / 6.00 € - 39.3 ffr. / 208 pages ISBN : 2-7578-0229-1 FORMAT : 11 x 18 cm
Première parution : Robert Laffont (avril 2006) Imprimer
Dans cet essai intelligent, Laurent Joffrin, directeur de la rédaction du Nouvel Observateur, dresse un tableau salutaire dune gauche mal aimée, dont lexistence semble expliquer pour certains les déboires électoraux des socialistes et le départ de lélectorat populaire traditionnel vers les extrêmes : la gauche caviar.
Cette gauche vilipendée, bouc émissaire des «nouveaux réactionnaires», est souvent décriée comme un groupe de privilégiés, de bourgeois qui, pour sacheter une bonne conscience, ou se démarquer de leur milieu ambiant, se livrent à la «bien pensance» de salons, de dîners. Des riches qui se piquent de justice sociale, comme laristocrate se pique de bonnes uvres, qui arborent une conscience politique comme un vêtement à la mode, pour mieux ensuite revenir à des réflexes de classe.
Ici comme ailleurs, la caricature est largement fausse, simplificatrice et surtout injuste. Lélite progressiste, dénomination «scientifique» de la gauche caviar, nest pas quune gauche de façade, comme on pourrait le croire en la confondant avec une simple posture télégénique et politiquement correcte, si commune à notre époque. Elle est en réalité, lorsquon sintéresse à sa longue tradition, la gauche la plus «efficace», celle qui a le plus contribué au progrès. Cest en effet dans la bourgeoisie, parfois dans la noblesse, que la gauche a trouvé les acteurs les plus importants du progrès social.
La raison en est simple si l'on raisonne par labsurde, et elle pourrait accréditer certaines thèses radicales : qui est à même de changer les choses dans la société si ce nest les classes dirigeantes, ou tout du moins les individus qui en émanent, suffisamment éduqués et introduits pour exercer le pouvoir ? De la même manière que le droit de vote des femmes a été proposé et défendu par des hommes, les classes populaires exclues des cénacles dirigeants nont dautre choix que dattendre que par une sorte de «miracle», certaines élites sengagent dans leur défense.
Mais, cest précisément ce genre de miracles, si souvent répétés, qui intéresse Laurent Joffrin. Les parcours individuels battent en brèche le déterminisme historique cher aux marxistes pour qui la lutte dun représentant dune classe sociale contre sa propre classe est peu concevable hors de la traîtrise. Or le propos de Joffrin est essentiellement de démontrer, par lexistence emblématique de cette curieuse gauche, linanité des thèses historiques et sociologiques de lextrême gauche. Lindividu nest pas entièrement déterminé par une conscience de classe, mais par des convictions et linfluence des idées. Surtout quand on est socialement en position de bénéficier dune influence si libératoire, pourrait-on rétorquer
Nempêche que les plus belles pages du progressisme ont été écrites, au moins depuis les Lumières, par des personnages qui ne devaient en attendre aucun bénéfice matériel. Laurent Joffrin nous rappelle les épisodes glorieux dun Voltaire ultramondain engageant sa fortune et sa réputation pour réhabiliter un Calas accusé à tort du meurtre de son enfant pour un mobile religieux, les nobles libéraux de la Révolution se rangeant du côté des contempteurs de leur propres privilèges, dun Keynes, dandy surdoué qui consacre toute son énergie dintellectuel à élaborer la théorie économique progressiste la plus influente du XXème siècle, etc.
Le grand drame de cette élite progressiste est de sêtre dénaturée dans les années 80, les années fric, justifiant la critique qui sous-tend la terminologie de «gauche caviar». Elle a perdu sa substance en sacrifiant aux dieux du capitalisme et de léconomie mondialisée, considérée comme une donnée inéluctable. Le peuple, qui était sa source de légitimité et son cap, est devenu pour elle lentité obscure, un peu bestiale, aux réactions xénophobes et égoïstes, prompt à faire capoter toute tentative de réforme de la société et de restructuration de léconomie. Voilà donc les bobos, les anciens soixante-huitards, acquis à une philosophie libérale-libertaire, qui creuse lécart avec la base populaire. Les nouveaux hérauts de lélite progressiste ne sont plus les héros du peuple mais, à ses yeux, dexaspérants donneurs de leçons, des moralistes peu sensibles à la détresse sociale et en tout cas sourds à son expression.
Ce que Laurent Joffrin appelle de ses vux, cest une «gauche caviar» capable de renouer avec son passé délite progressiste et de refonder cette alliance avec ce peuple de gauche quelle a si fortement contribué à créer. Le problème nest pas tellement de savoir comment vit celui qui défend le peuple, mais sil est vraiment capable de le défendre. En ce sens, le fond rejoint la forme. Le progrès na jamais été amené par une recherche dauthenticité et rarement par une volonté de rupture radicale avec lordre ancien. Voilà une leçon que Laurent Joffrin souhaite, on le sent bien, faire méditer à tout futur électeur de gauche tenté par les sirènes de lextrémisme.
Guillaume Ruffat ( Mis en ligne le 22/01/2007 ) Imprimer
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