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La mondialisation inachevée | | | Daniel Cohen La Mondialisation et ses ennemis Hachette - Pluriel 2005 / 8.40 € - 55.02 ffr. / 263 pages ISBN : 2-01-279205-7 FORMAT : 11x18 cm
Première publication : février 2004 (Grasset).
L'auteur du compte rendu : Nicolas Tenzer est président du Centre détude et de réflexion pour laction politique (CERAP) et directeur de la revue Le Banquet. Derniers ouvrages parus : Le tombeau de Machiavel (Flammarion, 1997), La face cachée du gaullisme. De Gaulle ou lintrouvable tradition politique (Hachette littératures, 1998), Les valeurs des Modernes. Réflexions sur lécroulement politique du nouveau siècle, (Flammarion, 2003).
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Louvrage de Daniel Cohen aurait dû sappeler Éloge de la mondialisation ou, mieux encore, La mondialisation inachevée. De fait, la thèse qui parcourt son livre, qui nest quindirectement une réponse aux ennemis de la mondialisation, est que ce dont pâtissent les pays les plus pauvres nest pas un excès de mondialisation, mais bien au contraire son insuffisance. Son propos repose sur une série danalyses, à la fois précises, rigoureuses et brillantes, des différentes facettes de la mondialisation et des manques de celle-ci à lépoque contemporaine. Pour autant, son investigation sappuie avec bonheur sur des rappels historiques sur le commerce, la colonisation, les techniques et le capitalisme.
On pourra lire son livre comme un tout, une sorte dhistoire socio-économique, mais également politique, de la mondialisation. Le lecteur pourra aussi piquer çà et là, toujours avec profit, des analyses particulières de tel ou tel aspect de la constitution résistible dune économie-monde. Louvrage est, en effet, composé de sections qui possèdent leur autonomie, sortes de longs articles, toujours accessibles au lecteur doté dune culture économique et politique moyenne, mais fondés sur les travaux académiques les plus approfondis, avec un début et une fin. Progressivement, la fresque ainsi présentée par petites touches acquerra sa cohérence, même sil sera peu aisé den tirer des conclusions opérationnelles.
Ouvrage de rectification et de réfutation, cultivant parfois des paradoxes éclairants exprimés en des formules chocs auxquelles suivent toujours des développements explicatifs, louvrage de Cohen semploie dabord à construire une autre histoire de la mondialisation ou, plus exactement, puisque tel est le centre de son ouvrage, de la pauvreté. Bien sûr, il commence par le début, à savoir lhistoire coloniale et semploie, en sinscrivant explicitement dans le sillage de Paul Bairoch, à démonter patiemment la thèse selon laquelle la misère du tiers-monde viendrait de son «exploitation» par le Nord. Au contraire, le problème tient bien au fait quil ny a pas eu dexploitation, mais indifférence des pays «développés» et absence dadaptation au capitalisme des pays du Sud le cas de lInde est ainsi exemplaire. En même temps, Cohen a lintelligence de ne pas privilégier un facteur, mais de construire une histoire à plusieurs causes. Il peut montrer aussi comment le modèle de la pré-mondialisation, celle de la découverte de lAmérique, sest reproduit au cours du XIXe siècle et encore de nos jours : à la destruction des populations dAmérique latine par les maladies apportées par les Espagnols répond celle de nombreuses zones pauvres aujourdhui par des modes de vie et de socialisation modernes quils ne peuvent transposer sans désastres. Il na pas de peine non plus à démontrer comment les transports développent non pas léchange et le développement des deux côtés des points de jonction, mais bien la polarisation en somme un pôle ne bénéficie pas de la mondialisation ; il la voit, lenvie, mais ne la connaît pas. Cohen réexplore aussi avec intelligence les thèses lumineuses de Jared Diamond sur lorigine des inégalités entre sociétés qui tiennent autant à des facteurs écologiques quà laction «spontanée» (et non déterminée par le climat, etc.) de lesprit humain. Et là aussi, ce qui frappe est surtout la résistance des sociétés à sapproprier les progrès réalisés par dautres et la faible capacité de ces dernières, notamment les sociétés capitalistes, à le diffuser.
Pour comprendre ces réalités, il importe détudier en détail la première mondialisation, celle du XIXe siècle, dont Daniel Cohen rappelle le caractère bien plus profond et intense que celle que nous connaissons aujourdhui (on renverra là à lexcellent petit livre de Suzanne Berger, Notre première mondialisation, Seuil/La République des idées, 2003). Il faut ici réexaminer de manière approfondie les théories développées en 1969 par Arrighi Emmanuel dans Léchange inégal. Alors que celui-ci avait renversé la thèse selon laquelle le capitaliste du Nord exploiterait le pauvre du Sud et avait cru pouvoir montrer que cétait bien louvrier du Nord qui exploiterait celui du Sud, Cohen na pas de mal à montrer que telle ne fut pas la réalité. Il ny a pas eu dexploitation des matières premières du Sud par le Nord, léchange na pas été foncièrement inégal, les termes de léchange ne révèlent pas (ou plutôt ne révélaient pas jusquà la guerre, sauf pour le sucre) des écarts significatifs et il est aussi inexact de faire jouer le manque de capital et linsuffisante qualification de la main-duvre pour expliquer le moindre développement du Sud. Le problème est bien plus profond et explique aussi la faible évolution des structures productives et sociales de certains pays : les salaires sont trop faibles au sud et, dès lors, ni la productivité horaire ni les structures du capital ne peuvent évoluer de manière analogue à celles du Nord. En une formule forte, Cohen résume ainsi la situation : «cest [la] tolérance [des ouvriers anglais] à de plus fortes cadences qui a compté davantage. Les ouvriers indiens ne sont pas passivement exploités ; ils refusent de lêtre» (p.72). Cest en sorte ce que, après Memmi, Cohen appelle «lesprit du colonialisme», qui prive les colonisés de la possibilité de satisfaire leur exigence de dignité et de liberté.
Sans doute, lanalyse de lauteur de Nos temps modernes est-elle plus classique lorsquelle semploie à décortiquer la troisième mondialisation, cest-à-dire la nôtre. Elle rectifie aussi utilement un grand nombre didées reçues : cette mondialisation est en grande partie imaginaire, si lon prend les statistiques du commerce international. Louvrage contient ainsi des rappels bienvenus sur la nouvelle économie, léconomie des services et le réagencement de lespace lié au changement des modes de production (et de répartition) de la valeur. Comme lexplique bien Cohen, le grand problème des pays pauvres est le suivant : «Nétant ni concepteurs, ni consommateurs, quelle place leur est-elle réservée ?» (p.96). Il a raison de montrer toute limportance, toujours, des relations entre le centre et la périphérie et le drame que représente, pour beaucoup de pays (mais aussi de régions entières à peu près dans chacun), lincapacité de devenir un centre.
Lun des chapitres les plus riches est consacré au traitement économique du thème du choc des civilisations. La question centrale est naturellement celle de la démographie et, corrélativement, celle de la représentation et du statut de la femme. Lauteur montre ainsi que, bien souvent, «les comportements sont en avance sur la réalité matérielle» (p.139) et que, dores et déjà, les femmes secouent le joug des représentations autoritaires, sans que ni les structures socio-politiques, ni les réalités économiques naient avancé concomitamment. Dès lors, le problème déterminant pour léquilibre de ces sociétés, mais aussi du monde, tient dans la réduction de ce décalage. Là aussi, il faut aller jusquau bout de la mondialisation. Cohen peut aussi soutenir, à propos de lislam, quil est impossible disoler ce seul facteur pour décrire, sinon prédire, lévolution des sociétés islamiques. Reprenant, pour les corriger, les thèses de Bernard Lewis sur la stagnation et le recul de lIslam après une phase de rayonnement et douverture, et les comparant aux phénomènes du même ordre qua connus la Chine, il démontre que le facteur politique a été premier par rapport au facteur religieux ou, pour le moins, que la religion nacquiert un rôle explicatif quen fonction de celui-là.
Reste à sinterroger sur les leviers qui permettent à une société et à une économie dévoluer. Dans son chapitre intitulé «la croissance indigène» qui montre tout le chemin à parcourir, on laura compris, pour que ces pays parviennent à une «croissance endogène» , lauteur montre que la réponse, là également, ne peut se situer que du côté de la mondialisation. De manière assez classique, mais néanmoins pertinente, Cohen revient sur ce quil faut bien appeler le modèle japonais et la révolution Meiji dont on connaît les ressorts : une réforme agraire qui émancipe les paysans, limportation de machines étrangères qui met fin à des siècles de fermeture, un investissement massif dans lenseignement, auxquels devait sajouter un peu plus tard une priorité donnée aux exportations (source aussi de la réussite de la Corée du Sud, de Taïwan et, demain, de la Chine). Certes, le commerce nest pas tout, mais il constitue la base. Suivant notamment les travaux dAmartya Sen, le professeur Cohen insiste sur les vertus de louverture et de la transparence et, pourrait-on ajouter, dun libéralisme strictement entendu sur le développement économique, en raison notamment de leur caractère hostile au népotisme et à la corruption. De fait, le commerce «oblige les sociétés ouvertes à rendre efficaces leurs institutions domestiques» (p.176). En même temps, Cohen insiste justement sur le rôle cumulatif des handicaps des pays pauvres : il leur faut faire tout à la fois. Et avant de consacrer toute une section au rôle irremplaçable dans la durée de la liberté, il peut conclure sur le fait que «le capitalisme nest pas capable à lui seul de créer les rouages qui rendent une société globalement productive. On comprend à linverse pourquoi les stratégies musclées des pays asiatiques parvenant à jouer simultanément sur les trois leviers de la croissance se sont révélées efficaces» (p.186).
Le chapitre VI, variation autour de lEmpire, ouvre des perspectives géopolitiques et géoéconomiques intéressantes, même si lon aurait parfois souhaité que lauteur aille jusquau bout de sa pensée. La section consacrée à une discussion sur le déclin de lEurope passe sans doute un peu vite sur les remèdes possibles. On sattardera davantage sur celle consacrée à «lEurope, école de la mondialisation», école au demeurant par ses réussites (diminution des inégalités entre personnes), par ses échecs (accroissement nouveau dinégalités entre régions marquées par des «effets dagglomération») et par une incertitude majeure. En effet, dun côté, elle «montre que lintégration économique ne signifie nullement léradication de la diversité culturelle» (p.213), de lautre, «ce qui fonde ce quon pourrait appeler la réussite européenne, à savoir une intégration économique qui reste respectueuse de la diversité culturelle, est aussi ce qui signe son incapacité à créer un État-Nation à part entière. Cest parce quelle atteint son objectif économique et culturel quelle manque, pour linstant, son objectif politique» (p.214). Thèse forte, certainement, qui appellerait toutefois quelques prolongements. On comprend aussi que Cohen semble déplorer que les règles mêmes de lEurope lempêche de faire émerger à sa tête un décideur schmittien !
Le dernier chapitre, consacré à la dette et au SIDA, est plus convenu, malgré un plaidoyer bien argumenté pour lannulation des dettes. Il reprend aussi des thèses relativement connues sur linsuffisance des organisations internationales actuelles. Sa conclusion est aussi clairement énoncée : le drame des pays pauvres est finalement quils sont inutiles aux pays riches et tout lenjeu et leur seule chance est de les faire entrer dans le capitalisme mondial, tout en les préservant de ses aspects destructeurs. Tel est le défi économique premier, mais aussi lenjeu culturel et social majeur : transposant en quelque sorte les analyses philosophiques relatives à lidentité narrative nous devons devenir capables de nous raconter notre propre histoire, personnelle et collective, mais cela suppose aussi une mise à distance critique, Cohen montre que, désormais, pour les pays les plus pauvres, la capacité à se réapproprier les modes de pensée nous nosons écrire les «mentalités», les technologies et les habitudes qui ont fait la croissance et la liberté des pays du Nord est vitale. Nous ne pourrons quêtre daccord avec lauteur de Richesse du monde, pauvreté des nations lorsquil se refuse à être fataliste et à penser que lavenir soit écrit. De là à trouver de nombreux motifs doptimisme !
Nicolas Tenzer ( Mis en ligne le 15/05/2004 ) Imprimer
A lire également sur parutions.com:Notre première mondialisation de Suzanne Berger L'Altermondialisme en France de Eric Agrikoliansky , Olivier Fillieule , Nonna Mayer Le Mythe du Fossé Nord-Sud de Yves Montenay | | |
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