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Naissance du huitième art | | | Jean-Paul Fargier The Reflecting Pool de Bill Viola Yellow Now - Côté Films 2005 / 12 € - 78.6 ffr. / 97 pages ISBN : 2-87340-197-4 FORMAT : 12,0cm x 17,0cm
L'auteur du compte rendu : Professeur de Lettres Classiques dans les Alpes-Maritimes, Sylvain Roux est l'auteur, chez LHarmattan, de La Quête de laltérité dans luvre cinématographique dIngmar Bergman Le cinéma entre immanence et transcendance (2001). Imprimer
La vidéo peut-elle prétendre au statut de «huitième art» ? Dans ce deuxième volume de la belle collection Côté films des éditions Yellow Now, Jean-Paul Fargier met tout son talent et toute sa passion à légitimer cette prétention en proposant une analyse à la fois personnelle et minutieuse de luvre pionnière de laméricain Bill Viola, The reflecting pool (1977-1979). Il sagit de révéler, par un décorticage technique très fin, en quoi cette bande constitue une sorte de manifeste qui accomplit en sept minutes «lexploration la plus radicale des pouvoirs propres de la vidéo».
Létude part de limpossibilité de résumer cette brève vidéo sans rater lessentiel. Celle-ci montre un homme qui va plonger dans une piscine, située dans un bois, et qui disparaît dans le paysage avant de toucher leau ; quelques minutes plus tard, il reparaît dans le bassin, quil traverse avant de senfoncer dans le bois par où il était venu. Or, selon lauteur, «tout se joue au point-virgule» (p.7) indicible de ce résumé, parce que cest la division de lécran en deux qui fait «que le film de Viola bascule dans lart vidéo» (p.14). A cet instant précis, on passe du récit au manifeste, de lhistoire à la démonstration du vidéaste qui semble nous dire : «regardez bien de quoi seul est capable un film vidéo» (Idem). Cest que limage divisée apparaît comme la spécificité discriminante de la vidéo qui la différencie des autres formes dexpression. Jean-Paul Fargier insiste sur la puissance de dévoilement de cette uvre qui a su, non pas inventer, mais isoler «lADN de la vidéo» (p.16) : le concept d«image multiple» (p.24).
Partant de cette loi fondamentale de la figuration post-télévisuelle selon laquelle toute image vidéastique est une image multiple, qui affirme son autonomie radicale par rapport au réel, létude sattache à déployer «linventaire» (p.27) offert par The reflecting pool. Ainsi, la division de lécran en deux ne crée pas seulement deux zones libres de leurs mouvements, mais dote chacune du «pouvoir de se subdiviser» (p.29) en largeur, en hauteur et surtout en profondeur. Contrairement au cinéma, la vidéo ne connaît pas le hors-champ : ici, «tout est dans le champ» (Idem), rien ne vient du dehors, et la multiplicité de limage par éclatement se double dune multiplicité par superposition et feuilletage. Luvre de Viola vaut théorème parce que, précisément, elle condense en elle toutes les formes possibles, pour une image, dêtre à la fois «multiple en sur-face» et «plurielle en sous-face» (p.30).
Lauteur prend soin de situer cet objet vidéographique exemplaire dans lhistoire de lart vidéo et dans celle de son réalisateur. Or, à lencontre des autres formes dexpression artistique, la vidéo a besoin du mot art pour se certifier. Rejeton dune technique fondée sur limage immédiate video signifie je vois et qui est à la base de lexistence de la télévision, «lart vidéo est né contre la télévision» (p.33).
En 1963, et sous linfluence souterraine des ready made de Marcel Duchamp, deux artistes ont inventé, contre le flux télévisuel, lart vidéo : le Coréen Nam June Paik (Treize Téléviseurs préparés) et lAllemand Wolf Vostell (Sun in Your Head). Dans le sillage initiatique de Paik, dont il a été un court temps lassistant, Viola a connu son «illumination» avec Information (1973), expérience physique décisive qui préfigurait son goût des limites perceptibles à travers la mise en jeu du corps dans The reflecting pool. Dans toutes ses créations, le vidéaste affiche son corps, non par narcissisme, mais comme «pivot dun langage en train de naître» (p.51).
Jean-Paul Fargier montre très bien que la décision de lartiste de performer lui-même les démonstrations, loin de toute complaisance, ressortit à son «combat vital» (p.53) contre le Ready Made absolu et son impérialisme chosifiant. En devenant lui-même un ready made volontaire, Viola chercherait à dynamiter de lintérieur cette entité dépourvue de volonté. Cette opération seffectue dans The reflecting pool selon le double processus dialectique du devenir-image du corps et du devenir-corps de limage : le saut au-dessus de la piscine et le gel qui sensuit indiquent le basculement du corps dans le temps des images et sa métamorphose en «sculpture moderne» (p.54) ; mais à ce moment là, la piscine, éjectée du réel, perd le statut de figuration et acquiert lautonomie dun corps. Leffacement du corps gelé subvertit la puissance du ready made.
En deçà de toute approche symbolique, cette bande de sept minutes, véritable pensée en acte, concentrerait en elle tous les enjeux esthétiques de lart contemporain. Et cette cristallisation des débats de la modernité, sous la forme dune chorégraphie de concepts, fait de cette uvre un «miracle» (p.62) dans lensemble de la recherche artistique de Bill Viola.
Accompagné dune riche iconographie, le parcours de Fargier, dont le ton personnel ne nuit en rien à la rigueur de lanalyse, offre un guide passionnant pour aborder le continent encore trop souvent méconnu de la vidéo. Et plus profondément, le lecteur-spectateur a la révélation quavec le miroir du bassin de The reflecting pool, le «huitième art» est bien advenu.
Sylvain Roux ( Mis en ligne le 09/01/2006 ) Imprimer | | |
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