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Philosophie |
| Michel Sasseville Mathieu Gagnon Collectif La Communauté de recherche philosophique - Applications et enjeux Les Presses de l'université Laval - Dialoguer 2011 / 36 € - 235.8 ffr. / 322 pages ISBN : 978-2-7637-9194-4 FORMAT : 15,2cm x 23cm
L'auteur du compte rendu : Laurent Fedi, ancien normalien, agrégé de philosophie et docteur de la Sorbonne, est l'auteur de plusieurs ouvrages sur la philosophie française du XIXe siècle, parmi lesquels Le Problème de la connaissance dans la philosophie de Charles Renouvier (L'Harmattan, 1998) ou Comte (Les Belles Lettres, 2000, Rééd. 2006). Imprimer
Une pratique de la philosophie à lécole primaire sest développée depuis les années 1970 aux Etats-Unis puis au Québec, avant de se diffuser en Europe et notamment en France. Le précurseur dans ce domaine est un universitaire américain, philosophe et logicien : Matthew Lipman (1922-2010). Proche du courant pragmatiste, et en particulier de Dewey, Lipman élabora un programme de philosophie pour enfants et adolescents avec son équipe de lUniversité de Montclair (New Jersey) et le soutien de sa fidèle collaboratrice, Ann-Margaret Sharp, qui, décédée peu de temps avant la publication de cet ouvrage collectif, reçoit dans lavant-propos un hommage appuyé. Lipman est le concepteur dun matériel pédagogique adapté à des enfants de différents âges, constitué de sept romans philosophiques mettant en scène des situations ouvertes, accompagnés de guides pédagogiques proposant une batterie dexercices philosophiques. Lipman théorisa cette pratique en affirmant sa confiance dans la possibilité de développer des «habiletés cognitives» et une «pensée critique» («lapprentissage du bien-penser») chez des enfants dont le groupe de discussion viserait à sorganiser en «communauté de recherche».
Les textes réunis ici par Mathieu Gagnon et Michel Sasseville, deux spécialistes québécois du courant lipmanien, présentent quelques-unes des applications de la «communauté de recherche philosophique» dans des contextes différents de celui quavait imaginé son fondateur : milieu carcéral, enseignement à distance, formation des maîtres, maisons de retraite, enseignement éthique et religieux, etc. La philosophie pour enfants étant déjà assez bien étudiée à ce jour, les auteurs sintéressent ici aux possibles extensions de cette pratique à des publics différents et aux potentialités quelle recèle aussi bien pour la formation de lesprit (capacités de raisonnement, pensée critique) que pour la qualité des relations humaines (capacité de décentration, écoute de lautre) et lédification de la personnalité (estime de soi). Ces expériences sont à mettre en partie au compte dune tendance contemporaine que certains regardent comme une mode : la tendance de la philosophie à se transporter dans la cité et à souvrir à des publics non initiés, ouverture dont témoigne la multiplication des cafés philosophiques et des universités populaires dans les grandes villes mais aussi dans les moyennes villes de nos régions. On peut apprécier diversement cette philosophie investissant de nouveaux lieux. Certains ny voient quune tendance de société profitant à des prédicateurs démagogiques, tandis que dautres se réjouissent du lien renoué avec la tradition socratique. Les auteurs qui ont participé à cet ouvrage collectif, et qui pour la plupart travaillent dans le monde de léducation, se situent, à vrai dire, loin de ce débat.
Lenjeu ici poursuivi nest pas disciplinaire mais bel et bien pédagogique, puisquil sagit dexplorer différentes applications de la «communauté de recherche philosophique», ce fameux concept lipmanien que les auteurs, parce quils sont tous immergés dans ce courant qui leur est familier, manipulent sans forcément prendre la peine den donner une définition. Lipman, il faut donc le rappeler, considère quune discussion devient philosophique lorsquau lieu dentrer en compétition (comme dans une conversation où chacun veut placer un bon mot), les individus deviennent partenaires dans un projet de recherche commun. Toute communauté nest pas une communauté de recherche : au sein dune communauté de recherche, chacun va tenter de confirmer ou dinfirmer lorientation prise par la communauté dans le but de se rapprocher de la vérité ou de progresser vers une proposition acceptable. On peut toutefois se demander sil ny aurait pas lieu de distinguer plus nettement entre communauté de recherche philosophique et communauté de recherche scientifique. Cette question semble relativement secondaire au regard des enjeux pédagogiques ici présentés, car, sous ce terme un peu grandiloquent, il sagit avant tout de créer un lieu de pensée organisée, un espace collectif où les interactions entre participants incitent les individus à faire des hypothèses, à réviser leurs points de vue, à développer leur capacité duniversalisation et à construire progressivement une pensée autonome (voir les indications données en ce sens p.221 et p.268). Les limites de lexercice sont mises en évidence par létude de Marie-France Daniel qui, synthétisant des travaux antérieurs, distingue différents niveaux déchange : anecdotique, monologique, dialogique semi-critique et critique, preuve que lon ne parvient pas dun coup à une performance philosophique et que le guidage de lintervenant a son importance. On ne peut que souligner lintérêt dune telle recherche pour lanalyse didactique des séquences de parole.
Il existe aujourdhui une littérature spécialisée qui porte dune part sur les différents moments de lacte de philosopher (voir les travaux de Michel Tozzi à lUniversité de Montpellier), dautre part sur les méthodes de discussion (organisation matérielle, supports pédagogiques, styles danimation) et sur les modèles de référence (protocole Lipman, protocole Lévine, etc.). Louvrage coordonné par Gagnon et Sasseville peut être considéré comme une contribution à cette littérature didacticienne. Mais cest surtout pour ses témoignages quil intéressera le lecteur attiré par les questions éducatives. A travers ces initiatives, il nous fait découvrir lévolution des contextes denseignement, notamment au Canada et en Belgique. Au Canada, la transformation de lenseignement religieux confessionnel et de lenseignement moral rend possible à présent une approche laïcisée des questions déthique et de spiritualité très propice à la réflexion en commun (voir le texte de Georges Leroux). En Belgique, ce sont les cours de religion catholique qui permettent aujourdhui, grâce à lentrée par compétences, dintroduire la discussion philosophique (voir le texte de Michel Desmedt), ce qui a pour effet de déconfessionnaliser cet enseignement, conformément, semble-t-il, aux mutations contemporaines de la théologie (quil aurait fallu peut-être exposer plus en détail). Notons au passage que cette ouverture de lenseignement religieux à des pratiques réflexives favorisant la construction de normes morales est une piste actuellement étudiée dans le contexte local de lAlsace-Moselle, où le «débat à visée philosophique» se met en place progressivement, quoique de manière non institutionnalisée. Au terme de ces vingt-quatre contributions, on se dit que ces expériences méritaient dêtre relatées, peut-être cependant sous la forme dexposés moins redondants.
On lira avec intérêt le texte de Sharp (pp.283-299) qui rappelle que pour Hannah Arendt, juger ne consiste pas à sabstraire dune situation contingente pour produire une pensée anonyme, mais à entrer dans lunivers de lautre, à comprendre comment lautre pense ce quil pense, ce qui permet de faire une place à limagination, au récit, à la pensée créative (p.288). A lire cet éloge de la pensée collaborative et plurielle, on comprend que toute pensée a besoin, pour émerger, de la rencontre avec autrui. Mais pour entrer dans «lunivers de lautre», comme il est si bien dit, encore faut-il que cette altérité existe, que lunivers de lautre ne soit pas un double du mien, et lon peut, à cet égard, ne pas partager pleinement lenthousiasme de Margaret Sharp, car on le sait pour lavoir aussi maintes fois observé : léchange de points de vue tourne en rond quand tous les individus ont les mêmes idées. Or cest à cela que pourrait bien conduire cette entrée par compétences si prisée par les auteurs de ce livre et tellement en faveur dans la pédagogie du siècle qui commence. Luniverselle indifférenciation des points de vue dans «la diversité» du marché mondial des compétences est lhorizon qui semble se dessiner de plus en plus clairement dans cette étrange fabrique de lhomme compétent et coopératif à laquelle nous assistons aujourdhui. Il y a donc, pour le moins, des conditions requises à la création dune atmosphère de pensée critique, et cest sur ces conditions quil conviendrait sans doute de réfléchir.
On peut dailleurs se demander si cet ouvrage prétend, par ses diverses contributions sur un thème commun, refléter lui-même une communauté de recherche. Si cétait le cas, on serait en droit de sinterroger sur le privilège accordé sans réserve au modèle lipmanien qui fait songer à un paradigme au sens de Thomas Kuhn. On est frappé par exemple de ne trouver aucun lien explicite, malgré les attentes suscitées par le titre, avec léthique de la discussion de Habermas, aucune attache non plus avec le programme dautodéfense intellectuelle développée par Normand Baillargeon dans un contexte éducatif pourtant québécois. On jugera tout à fait respectable le projet des directeurs de la publication, qui ont voulu faire le point sur lefficacité pratique dun concept propre à une école de pensée. Mais en prenant de la distance, il apparaît que nul nest obligé de suivre Lipman. On peut très bien faire lhypothèse, certes moins conviviale et joyeuse, que lindividu doit aussi apprendre à penser seul et à sarmer intellectuellement pour le moment où il ne sera plus entouré dune communauté. Il serait cependant malséant de terminer sur une note critique ou pessimiste le compte rendu dun ouvrage qui, malgré les reproches quon peut lui adresser, joue un rôle salutaire en rappelant la philosophie, de plus en plus spécialisée et cloisonnée, à sa vocation de parole vivante et de prise de risque.
Laurent Fedi ( Mis en ligne le 03/02/2012 ) Imprimer | | |
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