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Philosophie |
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René Guénon, ''Serviteur de l’Unique'' | | | David Bisson René Guénon. Une politique de l’esprit Pierre-Guillaume de Roux 2013 / 29.90 € - 195.85 ffr. / 527 pages ISBN : 978-2-36371-058-1 FORMAT : 15,7 cm × 24,0 cm
L'auteur du compte rendu : Chargé d'enseignement en FLE à l'Université de Liège, Frédéric Saenen a publié plusieurs recueils de poésie et collabore à de nombreuses revues littéraires, tant en Belgique qu'en France (Le Fram,Tsimtsoum, La Presse littéraire, Sitartmag.com, etc.). Depuis mai 2003, il anime avec son ami Frédéric Dufoing la revue de critique littéraire et politique Jibrile. Imprimer
Appliquer une lecture politique à luvre dun penseur qui se voulut avant tout spiritualiste : lentreprise peut paraître hasardeuse, et à terme réductionniste. Il nempêche que, dans le cas de René Guénon (1886-1951), elle permet de réévaluer lapport considérable de ce «traditionniste», qui se tint éloigné du Monde et en-deçà de lHistoire pour mieux atteindre à la Connaissance ultime. Louvrage que publie David Bisson aux Éditions Pierre-Guillaume de Roux constitue une étude passionnante, qui ne néglige aucun aspect de son objet : ni son développement suivant un chemin qui manifeste une tortueuse quête de lunité ; ni les multiples lectures, interprétations, réorientations et dévoiements posthumes auxquels il donna lieu et qui, en en émiettant lhéritage, lui permirent de se continuer sous divers avatars.
Si un médaillon portait à son avers un portrait de la modernité triomphante, son revers représenterait quant à lui le visage émacié, aux paupières tombantes et surmonté dune coiffe orientale, de René Guénon. Bisson le montre bien, dès son éclairante préface : la pensée guénonienne ne pouvait être sécrétée que dans un contexte de remise en question radicale de la Tradition, en un siècle où elle se trouvait réduite à létat de vestige, dans un monde qui semblait sen être purgé.
La majuscule dont Guénon assortit le terme de Tradition ne trahit en rien une volonté de grandiloquence : elle se veut plutôt lindice dune revendication primordiale. Car, à travers son exploration des courants métaphysiques, des textes sacrés et des religions particulières, sa critique de la crise à laquelle serait en proie le monde moderne, ses études des symboles universels (la croix par exemple), Guénon na jamais cherché quà accéder à la composante fondatrice de la spiritualité, soit «LA tradition par excellence, celle qui à la fois englobe et dépasse toutes les autres».
Sa vision se caractérise donc avant tout par son monisme, une lecture qui ne peut se situer quen faux par rapport à une vision pluraliste du monde. Mais, pour le moderne, le choc ne sarrête pas là. Fréquenter le vaste corpus des écrits guénoniens, cest aussi croiser des expressions qui déroutent, comme «Grande Triade» ou «Roi du Monde». Lunivers convoqué ici, tout symbolique et abstrait, organisé autour dun axe central quil sagit de réapprendre à identifier, participe dune dimension cachée, accessible seulement après initiation, observance de rites, soumission à une transcendance irrévélée. Quel dépaysement de soi-même doit donc sinfliger le lecteur contemporain, tout pétri de ses certitudes quantifiables et rationnelles, pour aventurer ne fût-ce quun cil dans ces textes à la langue limpide mais au sens progressivement dévoilé !
La seule discipline qui intègre la perspective de Guénon est, daprès Bisson, celle de lésotérisme. Là encore, il sagit de balayer quelques idées préconçues. Rien à voir avec le satanisme, les pacotilles New Age ou les esprits frappeurs : lésotérisme est une tendance remontant à une distinction, opérée au Ier siècle de notre ère, dans le corpus aristotéliciens, entre dune part textes lisibles par tous (exotériques) et dautre part enseignements réservés à quelques-uns (ésotériques). Bisson se fait philologue pour expliquer que le terme connaîtra un nouveau souffle au milieu du XIXe siècle, sous la plume dhistoriens ou de théoriciens du socialisme comme Pierre Leroux, puis quil entrera en concurrence avec «occultisme», désignant pour sa part «lidée dune doctrine secrète capable dunifier les données de la religion et les progrès de la science». Cest grâce à Guénon notamment que lambigüité sémantique entre les deux vocables sera levée avec lidée que, dans toute doctrine religieuse, la «lettre» est exotérique et l«esprit», ésotérique.
«La dimension intérieure et cachée dune tradition, dun texte ou dun groupe» devient dès lors lobjet majeur des recherches de Guénon, dont les postulats farouchement individualistes induisent une autre position choquante aux esprits daujourdhui, à savoir un élitisme avoué. La Gnose nest définitivement pas affaire de masse ; elle peut certes se vivre dans le dialogue avec de rares «pairs» qui partagent cette soif de connaissance parfaite, mais doit surtout séprouver dans lintimité de lâme. À cette posture correspond bien le mode de vie adopté par Guénon dans la dernière partie de son existence, durant son retrait cairote : dénuement, simplicité et refus des mondanités, ce qui nempêcha nullement lentretien dune correspondance suivie et riche avec des interlocuteurs de toutes les cultures. Ni une certaine forme d«engagement», étrangère aux combats socio-politiques concrets de son temps. La praxis de Guénon consiste plutôt en une réflexion sur le terrain métapolitique, afin de réorienter (dans les deux sens du terme) lOccident.
Cest lun des mérites de Bisson que davoir, sinon réconcilié, du moins relié la part purement métaphysique de Guénon avec ses implications politiques. Interrogeant autant les Lumières que la Religion, la quête traditionnelle amène lindividu à une révélation intérieure. La ligne dhorizon de Guénon se révèle dès lors pleinement : la réhabilitation dune transcendance élevante et qualitative (verticale) dans un monde obsédé par limmanence nivelante et quantitative (horizontale). Force est de reconnaître que la démarche de Guénon ne peut guère déboucher que sur la formation de laboratoires didées, de fratries spirituelles ou de cercles à linfluence restreinte, qui forment autant d«îlots de traditionnalité» ou, selon encore la belle expression de Michel de Certeau, «les réseaux de lindiscipline». Si lon tient à situer à tout prix la réception de Guénon sur un éventail idéologique, lon constate quil inspira davantage la droite que la gauche, vu ses positions identifiées parfois à tort comme purement «réactionnaires». Bisson montre avec finesse que, si en effet on en retrouve des postulats chez Julius Evola, Carl Schmitt, Raymond Abellio, Louis Pauwels, la Nouvelle Droite ou encore leurasiste Douguine, le guénonisme originel demeure irréductible aux lectures partisanes et aux accaparements idéologiques. Il nest pas un corpus défini, encore moins un ensemble de dogmes ou une pensée destinée à se rigidifier en école ; il consiste avant tout en une recherche, dynamique (malgré son caractère contemplatif) et solitaire (bien quouverte à une dimension communautaire limitée), de lUnité.
Guénon, modèle du Traditionniste accompli, ne se tint en dehors de la société que pour mieux lirriguer souterrainement de ses réflexions critiques et lui indiquer la voie dun à-rebours salutaire. Ses défauts sont légion, ses approximations en matière de références livresques parfois difficilement pardonnables, et il savère souvent pécheur par ambition, lorsquil verse dans les généralités hâtives. Nous lui restons cependant redevables dune lecture antimoderne de notre monde qui a conservé beaucoup de son impertinente pertinence et de son intègre justesse.
Frédéric Saenen ( Mis en ligne le 22/10/2013 ) Imprimer | | |
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