L'actualité du livre Vendredi 29 mars 2024
  
 
     
Le Livre
Philosophie  ->  

Notre équipe
Littérature
Essais & documents
Histoire & Sciences sociales
Beaux arts / Beaux livres
Bande dessinée
Jeunesse
Art de vivre
Poches
Sciences, écologie & Médecine
Rayon gay & lesbien
Pour vous abonner au Bulletin de Parutions.com inscrivez votre E-mail
Rechercher un auteur
A B C D E F G H I
J K L M N O P Q R
S T U V W X Y Z
Philosophie  
 

Nietzsche et l’historiographie militante africaine
Ramsès L. Boa Thiémélé   Nietzsche et Cheikh Anta Diop
L'Harmattan 2007 /  19.50 € - 127.73 ffr. / 213 pages
ISBN : 978-2-296-02949-1
FORMAT : 13,5 X 21,5 cm

L'auteur du compte rendu : Docteur en sociologie, diplômé de l’Institut d’Etudes politiques de Paris et de la Sorbonne (maîtrise de philosophie), Christophe Colera est l'auteur, entre autre, chez L’Harmattan, de Individualité et subjectivité chez Nietzsche (2004).
Imprimer

Nietzsche intéresse beaucoup de cultures qui ont subi, à divers degrés, le poids du colonialisme occidental. Le philosophe allemand fut ainsi notamment confronté à la pensée de l’Egypte ancienne sous la plume de l’écrivaine cairote Fawzia Assaad (dans Les Préfigurations Egyptiennes de la Pensée de Nietzsche, L'Age d'Homme, Lausanne, Suisse, 1986), ou, il y a peu, à la pensée taoïste sous celle du sinologue Geling Shang (dans Liberation as affirmation : the religiosity of Zhuangzi and Nietzsche, Albany, State University of New York Press, 2006), sans oublier divers travaux sur Nietzsche et l’Islam.

Chez L’Harmattan, cette année, c’est au tour de Ramsès L. Boa Thiémélé, maître de conférences à l’université de Cocody, à Abidjan (Côte d’Ivoire), de se livrer à un rapprochement inattendu entre Nietzsche et l’anthropologie de Cheikh Anta Diop. Comme on le sait, Cheikh Anta Diop (Ch. A. Diop) fut cet historien sénégalais controversé qui, dans les années 1960-70, en proclamant que les Egyptiens – ainsi que les premiers homo sapiens – étaient noirs et que l’Occident est né de l’Afrique, contribua ardemment à affranchir ce continent du complexe intellectuel dans lequel le colonialisme l’avait plongé.

L’ouvrage de Boa Thiémélé, de prime abord, se présente comme une réfutation du travail de François-Xavier Fauvelle, L’Afrique de Cheikh Anta Diop (Karthala, Paris, 1996), qui attaquait avec les armes de la psychanalyse les affirmations historiographiques du théoricien sénégalais. Pour Ramsès L. Boa Thiémélé, la mythologie des origines qui anime Ch. A. Diop ne doit pas être déconstruite d’un point de vue freudien, mais abordée à partir de sa dynamique propre qui, explique-t-il, est pleinement à l’œuvre dans la tradition africaine, (notamment dans l’image du village, la référence aux Pères fondateurs), et se déploie aussi dans les religions et philosophies occidentales.

Toute nostalgie de l’être, rappelle Boa Thiémélé, en empruntant un vocabulaire implicitement platonicien, n’est pas nécessairement négatrice du réel et de l’histoire, mais recherche d’un «Bien en soi», et d’une «plénitude de la conscience de soi». Nietzsche intervient ici pour aider à comprendre cette dimension positive de la nostalgie, conçue comme force de réappropriation de son individualité et d’inversion des valeurs.

La démarche de Ramsès L. Boa Thiémélé est intéressante à au moins trois titres. Premièrement parce qu’elle s’inscrit dans le cadre d’un débat très important pour l’intelligentsia africaine autour d’une œuvre, celle de Cheikh Anta Diop, dans laquelle beaucoup continuent à voir le fer de lance indispensable de la combativité culturelle africaine – un débat qui est également fondamental pour l’histoire des civilisations (voir les ouvrages récents de Martin Berval et de Grégoire Biyogo sur l’«africanité» de l’Egypte). Elle le fait d’ailleurs dans un langage limpide très pédagogique pour des Européens qui ignorent les termes de cette controverse. En second lieu, parce que c’est une manière originale d’en problématiser les thématiques. Au lieu d’une étude de fond sur la validité des thèses sur l’Egypte africaine, elle en éclaire favorablement le contenu à partir d’une approche nietzschéenne, là où Fauvelle, lui aussi en refusant de discuter les théories au fond, avait apporté un regard négatif inspiré de la psychanalyse – on est là, pourrait-on dire du point de vue d’un positivisme à la Bricmont-Sokal, dans du postmodernisme au carré, où, à la limite, la validité factuelle ne compte plus du tout. Enfin le grand mérite de ce livre est d’élargir la perspective à une problématique universelle de la construction du discours sur l’origine, en montrant au lecteur combien le besoin de cette construction, saisi comme une constante anthropologique, peut se révéler fécond pour l’humanité.

On pourra s’interroger toutefois sur la pertinence de la référence nietzschéenne au sein d’un tel ouvrage qui mobilise aussi sans trop en exposer les implications profondes Heidegger et Hegel. Certes Nietzsche et Cheikh Anta Diop eurent en commun une admiration (à maints égards très académique) pour de grandes civilisations classiques, et une volonté d’utiliser l’histoire au service d’une conquête morale de soi-même, contre diverses formes de nihilisme, y compris sur un plan politique. Mais, le paradigme nietzschéen est clairement contredit par ce que Boa Thiémélé repère de cartésien (et donc de métaphysique et de platonicien, termes qui ne sont d’ailleurs nullement péjoratifs) dans la démarche de Ch. A. Diop. Plutôt que l’analogie nietzschéenne et la filiation de la philosophie allemande, n’aurait-il pas été plus approprié de déceler chez Ch. A. Diop, aussi bien dans son indignation politique que dans son approche des sciences (il a suivi une formation en physique nucléaire à Paris), un lien avec l’héritage français ? En tant qu’artisan d’une exploration nouvelle des origines au service d’une émancipation intellectuelle, Ch. A. Diop ne serait-il pas, au bout du compte, à sa manière, davantage qu’un nietzschéen, un homme des Lumières ?

Certes poser un tel rapprochement aurait supposé une étude spécifique du rapport des Lumières à l’histoire, aux origines, à la tradition, mais la démonstration aurait été sans doute plausible, sans d’ailleurs préjuger du bien-fondé réel des thèses de Ch. A. Diop (car les penseurs des Lumières non plus n’eurent pas toujours raison dans leur lecture de l’histoire). Cependant peut-être en tirant davantage Ch. A. Diop vers Nietzsche que vers les Lumières, Ramsès L. Boa Thiémélé sous-entend-il qu’il ne croit guère à la possibilité de démontrer scientifiquement l’africanité des Egyptiens, qu’il renonce in fine à sa validité factuelle. Il s’agirait alors de déplacer l’horizon de vérité de cette thèse (comme celle de l’opposition entre Apollon et Dionysos dans la tragédie classique chez Nietzsche par exemple) dans un imaginaire pur, valorisé du seul point de vue de sa performativité politique et éthique.

On voit bien en tout cas qu’il se noue autour de ce sujet des questions capitales pour notre rapport au savoir, et son statut au regard des conditions socio-historiques de notre époque.


Christophe Colera
( Mis en ligne le 08/06/2007 )
Imprimer
 
SOMMAIRE  /  ARCHIVES  /  PLAN DU SITE  /  NOUS ÉCRIRE  

 
  Droits de reproduction et de diffusion réservés © Parutions 2024
Site réalisé en 2001 par Afiny
 
livre dvd