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Philosophie |
| Fabrice Colonna Ruyer Les Belles Lettres - Figures du savoir 2007 / 19 € - 124.45 ffr. / 282 pages ISBN : 978-2-251-76056-8 FORMAT : 13,5cm x 21,0cm
L'auteur du compte rendu : Laurent Fedi, ancien normalien, agrégé de philosophie et docteur de la Sorbonne, est l'auteur de plusieurs ouvrages sur la philosophie française du XIXe siècle, parmi lesquels Le problème de la connaissance dans la philosophie de Charles Renouvier (L'Harmattan, 1998) ou Comte (Les Belles Lettres, 2000, Rééd. 2006). Imprimer
Raymond Ruyer (1902-1987) est un de ces francs-tireurs qui, indifférents aux modes, ne craignent pas de penser à contre-courant. Inclassable comme peuvent lêtre Cournot, Tarde, Whitehead, il a pratiquement été ignoré des universitaires depuis sa mort, malgré la dette philosophique dun Deleuze et la proximité dun Simondon. Assumant de réhabiliter cette «figure du savoir» dans un livre accessible à un large public, Fabrice Colonna plaide pour lactualité dun philosophe à bien des égards déroutant, qui développe en plein XXe siècle un nouveau finalisme, conteste lhégémonie de la génétique, construit une métaphysique néo-monadologique, propose une théologie panthéiste et se rend célèbre en vulgarisant létrange «gnose de Princeton» !
Cest avec un certain talent interprétatif que F. Colonna expose les grandes lignes de cette pensée comprise comme le dernier moment en date dun conflit entre deux points de vue possibles sur le monde : mécanisme ou panpsychisme. Les lois scientifiques, explique Ruyer, ne rendent pas pleinement compte de ce quil y doriginal et dirréductible dans les individus en auto-formation, quil sagisse de particules élémentaires, dune cellule ou dun embryon. Ce qui les caractérise, cest «lauto-survol», sorte de capacité dunifier un domaine et den prendre possession dans une structure de développement immanente. La «conscience primaire» dun électron diffère dune conscience réfléchie, mais elle est parfaite en son genre, conforme à la qualité de ses réalisations. Par analogie, Ruyer estime que lhomme ressemble à lunivers, avec lequel il partage certaines propriétés, tandis que la matière est une apparence, un phénomène macroscopique, un phénomène de foule. Lembryogenèse appelle une approche finaliste du vivant, à condition de ne pas prendre la finalité pour une espèce daction de lavenir sur le présent : le concept de «potentiel» utilisé par Ruyer renvoie plutôt à la visée dune forme intemporelle qui se concrétise en même temps quelle sélabore, sans plan préconçu (ce qui fait penser à lindividuation de Simondon, que le livre naborde point). Si Ruyer a tendance à minorer le pouvoir des gènes dans lembryogenèse, cela tient en partie, nous dit-on, au conflit disciplinaire qui opposait à son époque lembryologie et la biologie moléculaire.
Comme le vivant, la valeur sexpérimente au travers de sa réalisation. Certains actes sont viables, reproductibles, dautres ne le sont pas et trouvent leur limite dans une axiologie. Parfois aussi on projette maladroitement un ordre de valeurs sur un autre de nature différente : cest lorigine du comique (selon une conception apparentée à celle de Bergson). Mieux encore : à lhomme contemporain désorienté par la vision matérialiste, Ruyer propose une interprétation du monde qui sordonne à «la Grande Conscience». La sortie du religieux nous a éloignés des religions révélées, mais non pas de la question théologique globale. Mais le nouveau Dieu, celui de Ruyer, nest pas tout-puissant, cest un Dieu qui souffre lui-même en ses avatars. Le sentiment cosmique de «larbre de la vie» (comparable, malgré les écarts, à certaines intuitions de Whitehead et de Bergson) est un appel à rechercher par soi-même une nouvelle intimité avec lunivers. Cest donc une religion sans dogme que nous propose Ruyer, comme on pouvait sy attendre de la part dun adversaire des idéologies, qui distingue lidéologie et lutopie (cette dernière ayant une portée pédagogique célébrée à travers les nombreuses évocations de Samuel Butler).
F. Colonna travaille à réhabiliter son auteur. Il invite le lecteur contemporain à surmonter ses réticences en reconsidérant le rapport actuel entre les sciences et la métaphysique - celle-ci ouvrant des pistes utiles à la recherche - et surtout en examinant certains textes de scientifiques (signalés dans des notes en bas de page) qui expriment des positions alternatives : voir les tendances finalistes de Pierre-Paul Grassé, la relativisation du pouvoir des gènes par Michel Morange, etc. Que la substance chimique soit, comme le pense Ruyer, un moyen mnémotechnique utilisé par la mémoire organique pour accomplir son uvre, est après tout une hypothèse crédible. Lexercice était plus difficile à propos de la Gnose de Princeton. Dans les années 1970, Ruyer annonce une nouvelle vision du monde dorigine scientifique. F. Colonna y voit un canular destiné à attirer lattention du grand public, un coup médiatique en somme.
Reste la question politique, qui est peut-être le point faible du livre de F. Colonna. Un indice de cette faiblesse : la note un peu embarrassée, rejetée en fin de volume (après la bibliographie) qui explicite les prises de position de Ruyer à propos de leugénisme en les replaçant avantageusement dans leur contexte : celui de lhygiène sociale des années 1930 (qui nétait pas intrinsèquement liée à un projet totalitaire). Cependant quiconque a lu les écrits des années 1970 sait limportance que Ruyer accorde aux enjeux démographiques et à la sélection naturelle des peuples. Pour lui, «la vitalité dun peuple nest pas à base de justice, dégalité, de liberté, de libération, de vérité scientifique, de progrès des grandes idées, mais à base denracinement, de mythes, de visions et didées nourrissantes, de religion quotidienne, de paganisme fondamental et de subconscient héroïque». On ne peut pas être plus éloigné de la morale démocratique et égalitaire qui est la nôtre, mais ce qui sexprime ici est en fait une analyse objective de la situation dont lhorizon principal est de savoir quel destin collectif, quelle grande aventure nous réconfortera dans notre condition dêtres mortels. Ruyer développe dans le même style une futurologie qui fait songer, par moments, aux réflexions de la «nouvelle droite» : «Lespèce humaine changera de couleur. Les Blancs, qui nont jamais été en majorité, deviendront une petite, puis une très petite minorité ; pour employer une formule dallure optimiste, lespèce humaine va faire peau neuve».
Voiler pudiquement cet aspect de sa pensée est un choix discutable. Un non conformiste est toujours, dans une certaine mesure, infréquentable
Le silence qui entoure son uvre tient autant à ce quon pourrait appeler son «antimodernisme» (qui se veut bien sûr avant-gardiste comme souvent) quà son isolement provincial (à lUniversité de Nancy) et à son style (le refus de la profondeur) sur lesquels insiste, non sans justesse, F. Colonna. Pour compléter le tableau, il faudrait restituer son antimarxisme et sa critique de mai 68 (au début des années 70 !) qui participent dune même démarche solitaire, hors des sentiers battus, et dune volonté imperturbable de résister à lintimidation des courants dominants.
Laurent Fedi ( Mis en ligne le 19/12/2007 ) Imprimer | | |
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