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Lionel Jospin, Belphégor de l'économie de marché ?
Christine Mital   Erik Izraelewicz   Monsieur Ni-Ni - L'économie selon Jospin
Robert Laffont 2002 /  19.70 € - 129.04 ffr. / 249 pages
ISBN : 2221093607
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Une malédiction pèse sur la gauche, et tout particulièrement sur la gauche française, issue d'un socialisme pur (dur ?), étatique, favorable à l'intervention de l'État : la malédiction économique. Pourtant, après cinq ans de gouvernement, Lionel Jospin, succédant à Alain Juppé et ce que les auteurs appellent son "éco-dépression", peut tirer un bilan de son action économique qui semble sonner l'heure de la réconciliation. Le chômage a baissé, le déficit public s'est atténué et a permis à la France d'entrer dans le club de l'Euro, la monnaie unique européenne est bien là, les baisses d'impôt, y compris en direction des entreprises, ont été décidées, le programme de privatisation est le plus important jamais réalisé en France.

Il s'agit là, d'après Christine Mital et Erik Izraelewicz, d'une conclusion en trompe-l'oeil. Ces accomplissements indéniables demeurent obérés par l'incapacité du Premier ministre à tenir un langage clair sur le sens de cette modernisation. Il demeure un "malgré-nous" de l'économie de marché, fidèle à sa formation d'extrême gauche, et à une histoire politique, celle du mitterrandisme, qui à la fois lui lègue une forte circonspection à l'égard des gens qui gagnent de l'argent - le livre multiplie les témoignages sur les réticences du Premier ministre dans ce domaine - et un machiavélisme qu'il transmet à ses protégés comme Martine Aubry.

D'où une question "fondamentale" : "Pourquoi depuis presque cinq ans, le Premier ministre ne peut-il se conduire que comme un réformateur masqué ?" La réponse des auteurs, c'est que pour Lionel Jospin, l'économie n'est qu'un instrument du politique. Il peut composer avec elle, mais toujours dans un rapport de force, où il peut se montrer d'une ruse sans vergogne. Ainsi, montrent-ils, Lionel Jospin refuse à Jean Gandois, alors président du syndicat patronal, une arrivée en douceur des 35 heures, que celui-ci souhaitait négocier. Il préfère une approche brutale, qui ne ternit pas le sens "de gauche" de son action, même si cela doit aboutir à une rupture frontale, la démission d'un interlocuteur plutôt favorable, et une crispation politique. Les acteurs sociaux sont dépossédés de la réforme, mais le gouvernement a pu afficher sa détermination, l'État témoigner de sa prééminence.

Le plus surprenant, c'est que le Premier ministre n'est pas forcément un ignare en économie ; il l'a même enseignée après avoir quitté le Quai d'Orsay où il avait commencé une carrière de haut fonctionnaire… au service des analyses économiques. Les auteurs retracent ce parcours, en montrant qu'en réalité sa formation demeure keynésienne : elle surévalue le rôle de l'État et sa maîtrise. Ainsi, toute l'histoire économique du gouvernement de Lionel Jospin peut se lire à travers un masquage des réformes, présentées comme un équilibre, un "ni-ni" qui donne son titre au livre. Les auteurs relèvent que la formule de la double dénégation demeure la stratégie rhétorique favorite d'un Jospin qui en avait soufflé la formule à Mitterrand : ni privatisation ni nationalisation. Devenu Premier ministre, l'équilibre des dénégations s'étend et se fait théorie politique : "ni mondialisation, ni étatisation" "ni libéralisme, ni étatisme".

Cette histoire, du reste, Christine Mital et Erik Izraelewicz la retracent dans un style clair et informatif, où la figure de style ne dépasse pas la formule comme celle qui désigne un Lionel Jospin enfermé dans sa "Left story" par allusion à l'émission populaire "Loft story". Au moins, les dilemmes économiques de l'action gouvernementale sont restitués de manière très aisément accessible. C'est tout particulièrement le cas lorsque les auteurs consacrent à la loi sur les 35 heures des pages au talent d'exposition signalé, montrant qu'en réalité la réduction du temps de travail a servi à arbitrer en faveur des exclus du marché du travail contre ceux qui possèdent déjà un emploi, dont le revenu a diminué.

L'une des ressources du livre tient aux nombreux témoignages d'acteurs qui lui servent d'appui. C'est là une force, mais on peut être réticent à l'égard du traitement des sources. Les auteurs composent une histoire lisse, où jamais un point de vue ne vient en contredire un autre : les souvenirs s'emboîtent presque parfaitement. Il n'y a, semble-t-il, qu'une perspective, qui se laisse deviner dans le collage des témoignages, comme si ceux-ci devaient être systématiquement objectifs, réalistes, ou simplement exacts. Au fond, il n'y aurait qu'à Lionel Jospin que le sens de son action aurait échappé ! De ce point de vue, il s'agit bien d'un ouvrage de journaliste, dans les limites inhérentes à l'exercice. Les présupposés de l'analyse sont implicites et, au fond, sont ceux de ce qu'il est convenu d'appeler la "pensée unique" : l'économie a vocation à dominer le politique, elle possède des règles propres et irréfragables qui laissent peu de "marge de manoeuvre" aux gouvernants. On n'a jamais l'impression que l'économie puisse être aussi une trousse à outils où il est légitime de puiser afin de parvenir à des buts politiques.

Sans doute, certaines critiques sont-elles pertinentes : lorsque Christine Mital et Erik Izraelewicz notent l'incapacité de Lionel Jospin à réformer des domaines qui dépendent clairement de l'État, comme ils le font en relatant l'échec de la réforme de l'administration fiscale ou celle de l'Éducation nationale. La lecture est parfois exagérément pessimiste. Ainsi, retraçant dans des pages passionnantes la conversion de Lionel Jospin à l'Europe du traité d'Amsterdam, ils n'y voient qu'une capitulation devant une situation impossible à modifier. Les témoignages qu'ils citent montrent plutôt que tout a été fait, notamment par Dominique Strauss-Kahn, pour recréer des marges de manoeuvre là où il n'y en avait initialement pas.

Cette distance critique conduit parfois à certaines erreurs, notamment lorsqu'ils accusent l'État français de ne pas avoir pris la mesure du changement opéré par le Net. S'il y a un point de la politique sur les nouvelles technologies que le gouvernement de Lionel Jospin a réussi, c'est bien la mise en ligne des administrations ! De même, il est un peu hâtif de croire que l'échec de Claude Allègre soit imputable au Premier ministre ou même à l'incapacité de réformer l'Éducation nationale. Le rythme brouillon des réformes, leur caractère illisible, inadapté et autoritaire, le style provocateur et méprisant du ministre ont largement suffi à sa chute.

Ces réserves faites, il faut prendre la mesure du travail de Christine Mital et Erik Izraelewicz à partir d'un pari remarquablement réussi. Pour compenser le manque de recul historique, ils ont adopté une posture critique tranchée ; cela leur permet d'opérer une analyse qui met en valeur un récit très bien mené et découpé. Tout juste pourrait-on leur opposer ce qu'eux-mêmes reprochent à Lionel Jospin : ils adoptent un point de vue strictement politique où les rapports de force dominent dans une perspective qui n'est "ni" libérale, "ni" keynésienne "ni" socialiste...


Thierry Leterre, professeur de Science politique à l'Université de Versailles-St Quentin
( Mis en ligne le 25/02/2002 )
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  • La fiche consacrée à Lionel Jospin sur le site de Profession Politique
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