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Conte de faits
Ludwik Fleck   Genèse et développement d'un fait scientifique
Les Belles Lettres - Médecine et sciences humaines 2005 /  25 € - 163.75 ffr. / 280 pages
ISBN : 2-251-43013-X
FORMAT : 13,5cm x 21,0cm

Traduction de Nathalie Jas.

Préface de Ilana Löwy ; postface de Bruno Latour.

L’auteur du compte rendu : Diplômé en sciences politiques de la Woodrow Wilson School de Princeton (Etats-Unis), Timothy Carlson est rédacteur d'une e-lettre bihebdomadaire en langue anglaise sur la science et la politique de la science en France (www.france-science.org/fast). Il est également directeur d'un programme d'études pour étudiants étrangers. Il mène en parallèle une activité en communication, recherche et rédaction.

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Pour tout ceux qui ne savent pas choisir entre l'absolu et l'absolument relatif, un auteur - oublié de son vivant - revient ici à la charge, en éclaireur de notre compréhension de la construction des connaissances et surtout des relations entre diverses formes de savoirs. C'est comme si l’on avait découvert dans des idées fossiles une trace d'une forme de vie intellectuelle supérieure quoique antérieure à la notre ! Ou bien, et inversement, si le voyage à travers le temps était une possibilité, on soupçonnerait le médecin polonais Ludwik Fleck de nous avoir rendu visite clandestinement afin de mieux cerner la prescription qu'il nous ordonne contre la dépendance à l'objectivité et la folie de certitude tout en nous vaccinant contre le scepticisme et la relativisme.

A l'origine de la Science en majuscule, les sciences naturelles se sont efforcées de se distinguer d'autre formes de savoir en sacralisant une méthode unique et propre, garante de leur supériorité épistémologique. Cette déclaration gnostique s’est assortie du baptême de "sciences exactes" (La Science), avec cet air d’impénétrabilité et d’indiscutabilité.

Et puis surgit Fleck… Ludwik Fleck, médecin polonais né en 1896, bactériologiste réputé, a osé examiner l'examinateur, observer l'observateur. Ce grand humaniste mitteleuropéen, issu d'une école polonaise repensant la médecine en la remettant dans son contexte social, historique et philosophique, remarquait que l'objectivité «ubermensch-esque» est un mythe et, pire, un obstacle. Le savoir scientifique, comme tout savoir, résulte d'un processus humain, historique, changeant, social, fiable mais non pas infaillible. Partant de la base de l’édifice scientifique, Fleck dévoile la naïveté supposant que "les faits sont les faits", à savoir des évidences dotées d'un statut ontologique universel.

Quelle cure délicieuse que cette bouffée d’air frais ! Surtout quand le remède ici proposé n’est pas un abonnement aux thèses désopilantes de l’impossibilité de savoir, pas plus qu’un enlisement dans les marécages du tout-relatif. Car le docteur Fleck est un homme de science, responsable de découvertes importantes sur le syphilis et plus généralement sur le comportement des bactéries. C’est d’ailleurs l’identification de cette pathologie, et le lent progrès vers un test de dépistage (le test de Wasserman), qui a amené Fleck à faire deux découvertes fondamentales : 1) le troisième facteur de toute nouvelle connaissance – après le sujet et l’objet – est «l’état du savoir du moment» ; 2) l’avancement du savoir scientifique – tout comme son éventuel contraire : le maintien de l’orthodoxie – est effectué par des «collectifs de pensée».

Dans une très utile préface, Ilana Löwy fournit des informations sur l'Ecole polonaise de philosophie de la médecine, son insistance sur l'importance de l'histoire de la connaissance dans un certain domaine pour comprendre ce domaine, et son influence probable sur Fleck quand il cherchait à comprendre les systèmes de savoir scientifique. Pour Fleck, nous avons tendance à "confondre les sciences naturelles et sciences exactes avec... ce qu'on voudrait qu'elles soient" (Sur la crise de la réalité, autre ouvrage cité par Löwy). C’est pour corriger cette tendance qu’il se mit à étudier les chemins par lesquels nous arrivons à établir un fait scientifique. La première chose qu'il remarqua est l'importance déterminante des choix faits au début d'un processus de savoir. En dirigeant notre attention vers un seul aspect d'un phénomène au détriment d'un autre, en choisissant une approche sur une autre, en suivant une conceptualisation et pas une autre, nous effectuons des choix dont Fleck note trois caractéristiques principales : ils sont inévitables car toute avancée en dépend ; ils sont le fruit de la liberté intellectuelle ; et très rapidement, ils se transforment en contraintes de convention.

Pour Fleck l'important n'est pas de tenter d’éviter ces choix contraignants – ce qui est impossible – mais plutôt de reconnaître cette réalité et d’accepter que "la cognition n'est pas une contemplation passive ni l'acquisition d'une seule perception possible de quelque chose donné d'avance. C'est une interrelation active, une instance de façonnement et d'être façonné, bref, un acte créatif." Ce qui doit nous mener à connaître bien l'histoire des connaissances dans une discipline qui nous intéresse, et à identifier et critiquer les choix qui s'y opéraient.

Pris dans une controverse entre deux scientifiques qui réclamaient chacun la priorité pour la découverte d'une réaction pour identifier l'agent infectieux responsable de la syphilis, Fleck utilise son investigation de la réaction de Wasserman pour explorer les mécanismes du savoir scientifique. Il montre à quel point le développement de cette réaction complexe a été déterminé par l'initiation de la culture scientifique régnant à l'époque en même temps qu'il souligne les chemins qui sortiraient de ce programme de recherche seulement si l’on prenait d'autres points de départ. Il fustige de façon très moderne "l'influence des succès remportés par la chimie dans la physiologie" qui fait en sorte que l’"on voulait expliquer la totalité ou presque de la biologie grâce à l'action de substances définies chimiquement". Avec comme résultat que l'on ne vit pas les conclusions qu'imposaient pourtant les travaux sur la réaction de Wassermann, notamment une redéfinition du concept de la maladie infectieuse.

Mais Fleck a découvert un deuxième élément fondamental de nos systèmes de savoir : "le collectif de pensée". Car toute découverte est "un événement social". Inventeur malgré lui de la sociologie de la science, Fleck analyse et décline les collectifs de pensée avec une précision qui contribue au statut incontournable de ce livre. Les collectifs de pensée ont tendance à être exclusifs, et plus il y a une divergence entre deux collectifs – celui des physiciens et celui des biologistes, par exemple – moins les idées circulent entre les deux. Fleck observe les cercles ésotériques et exotériques dans chaque collectif, et construit une cinglante comparaison entre l'univers de la mode et celui de la science à cet égard, avec en commun la confiance absolue dans les diktats d'une élite ésotérique, lesquels diktats se propagent par les voies officielles du collectif. Par la même analyse Fleck met en garde contre un savoir expert prétendu exhaustif qui, faute de la simplicité et de l'expressivité du populaire ou "exotérique", finit dans l'opacité de trop de qualifications, précisions et notes de bas de page.

Donc, trop d'ordre, ici, tuerait l'ordre. A force d'insister sur la cohésion pour porter la découverte, la science, et plus spécifiquement les disciplines scientifiques, finissent par poser autant d'obstacles sur la voie du progrès qu'elles n'en enlèvent. En fin de compte, c'est le Sujet – véritable épouvantail pour les ultras de l'objectivité – et son rôle dans l'avancement des savoirs qui est le sujet de cette investigation. En citant ses contemporains (les mêmes qui ont posé la fondation du scientisme dont nous sommes les héritiers alourdis) et leurs théories opposant la science moderne à tout autres formes (antérieures, inférieures) de la pensée humaine, Fleck montre en tant que scientifique à quel point la réalité de l'acquisition du savoir n'emprunte pas cette voie glorieuse. Dans ce riche humus de l'Histoire, Fleck, le chercheur qui se cherche, trouve la plénitude du rôle du sujet humain dans la découverte, et pointe du doigt l'effet dopant qu'a la confusion pour la pensée, tout comme, a contrario, celui anesthésiant de la certitude. Heureusement pour nous, Fleck is back !

Au vu de la complexité de ce texte, il serait injuste de ne pas dire un mot sur le travail très conséquent de traduction fourni par Nathalie Jas, professeur en histoire des sciences à l'Université de Paris XI. (Et par ailleurs organisatrice, avec Ilana Löwy et Bruno Latour – auteur d'une postface à cette édition – , d'une colloque tenu en février 2006 à l'Ecole des Mines de Paris sur la pensée de Ludwik Fleck). Le texte français a ainsi le grand mérite de faire oublier qu'il s'agit d'une traduction.


Timothy Carlson
( Mis en ligne le 31/03/2006 )
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