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Un entretien avec Patrice Chéreau
| Cet entretien a été mené par Gérald Garutti le Jeudi 4 Mai 2006 dans la Bibliothèque du Lycée Louis-le Grand. Une interview retranscrite par Isabelle Stibbe, administratrice de la compagnie C(h)aracteres. Imprimer
Parutions.com : Vous revenez ici après de nombreuses années. Vous avez gardé un bon souvenir du Lycée Louis-le-Grand ?
Patrice Chéreau : Oui, très bon. Jai aimé mes années de lycée, de philo. Jai appris énormément de choses : lire, essayer de réfléchir sur les auteurs, la morale, lhistoire. Jai aimé les cours. Jai aimé apprendre et jaime toujours. Cest aussi là que jai fait du théâtre pour la première fois, dans un groupe très actif où jai joué tous les petits rôles, construit des décors et fait mes deux premières mises en scène. Jai aimé cet endroit
Parutions.com : Parlons de Gabrielle. Pourquoi ne pas avoir choisi comme titre Le Retour, comme chez Conrad ?
Patrice Chéreau : Un film russe, très beau, venait de sortir et avait obtenu le Lion dor à Venise avec ce titre. Nous avons donc cherché immédiatement un autre titre. Au bout du compte, nous avons opté pour Gabrielle car un titre doit être beau et simple à entendre, beau à lire aussi.
Parutions.com : Un portrait de femme, donc.
Patrice Chéreau : Pas seulement, même si le titre a été donné au rôle féminin. Pour moi, cest vraiment le portrait dun couple. Même si, en loccurrence, la femme est dune certaine façon un petit peu plus surprenante que lhomme.
Parutions.com : Pourquoi avoir choisi cette nouvelle ?
Patrice Chéreau : Un jour, je lai lue et en la lisant, jai tout de suite pensé quelle ferait un film formidable. A lépoque, je cherchais un sujet et là, il y en avait un. Jai quand même attendu deux ou trois mois pour savoir si javais toujours envie den faire un film et comme lenvie était toujours là, jai commencé à écrire un scénario et à travailler avec ma scénariste, Anne-Louise Tridivic. Elle a profondément aimé la nouvelle, elle a entrevu le personnage féminin quelle pouvait écrire et aussi le couple. Car nous navons pas uniquement changé le personnage féminin, qui dans la nouvelle ne parle pratiquement pas, mais aussi lhomme. Nous avons donc commencé à travailler. Comme les acteurs étaient libres et que le film devait se tourner à Paris, tout sest fait simplement, en six semaines. Jai aussi eu la chance davoir de très bons collaborateurs : le décorateur, la costumière avec qui javais déjà travaillé depuis plus de vingt ans.
Parutions.com : Conrad est un magnifique vivier dhistoires et de fictions. Il y a lhistoire dAu Cur des ténèbres quOrson Welles a désespérément tenté de tourner et je sais à quel point Welles vous a influencé. Vous avez dit quelque part quil est possible de faire un film à partir de la littérature sans en être prisonnier, mais pas à partir du théâtre. Quel a été votre rapport à cette matrice littéraire ?
Patrice Chéreau : Ce nest pas un hasard si tout le monde a voulu adapter Conrad, si pendant longtemps plusieurs réalisateurs, dont Welles en effet, ont voulu tourner Au Cur des ténèbres. Un article très instructif, à la fin des Nouvelles complètes de Conrad chez Gallimard, donne la liste de toutes les adaptations cinématographiques, à savoir vingt-huit ou trente. Conrad est un auteur qui se prête naturellement au cinéma. Pas seulement, contrairement à ce que les gens croient, parce quil fait des descriptions très visuelles, mais parce quil joue avec le suspense. Il a un très grand sens scénaristique : il sait exactement à quel moment le lecteur doit savoir les choses (et donc à quel moment il doit ne pas les savoir). Dans chaque histoire, il révèle toujours les informations au bon moment. De ce point de vue-là, Agent secret, par exemple, est un livre extraordinaire. En plus, le monde de Conrad est un monde sombre et brutal, toujours magnifiquement décrit. Et quand la nouvelle offre en plus, comme dans Le Retour, loccasion dune description psychologique stupéfiante, celle de la chute, de lécroulement dune personne, la matière devient absolument magnifique. Cela ne veut pas dire que le film était déjà dans la nouvelle. On ne peut pas se contenter dune femme qui na pas de nom et qui ne parle pas, même si elle dit des choses tout à fait stupéfiantes, comme cette phrase, reprise dans le film : «Si javais cru que vous maimiez je ne serais jamais revenue». Cest précisément à cause de cette phrase que jai voulu faire le film. Jai voulu comprendre ce quelle voulait dire. Avec Anne-Louise Tridivic, nous lavons développée. Dans le film, Isabelle Huppert explique ce quelle veut dire : partir, revenir, quand on compte pour rien, cest comme sil ne sétait rien passé. Effectivement. Cest une vision très sombre du couple, mais cest celle de Conrad. Cest aussi sûrement pour la dernière phrase, «Il ne revint jamais», que jai eu envie de faire le film.
Parutions.com : Cette phrase, vous lavez dailleurs inscrite dans lun des rares cartons du film.
Patrice Chéreau : Oui, cest de cette phrase-là quest venue lidée des cartons. Je navais pas dautre possibilité de transmettre linformation au spectateur, sinon en lécrivant. Sans cela, le film repartait pour une demi-heure oiseuse pour expliquer ce quil avait fait depuis son départ. Alors que la phrase «Il ne revint jamais» est lapidaire, comme une guillotine. Il ny a plus rien à dire, même si les gens veulent savoir ce quil va devenir. Je ne le sais pas, et lui non plus dailleurs. Mais il y a quelquun (Conrad) qui sait que cet homme nest jamais revenu. Dix ans plus tard, en racontant cette histoire, il dit quil ne revint jamais, jamais. Là, jai découvert combien les mots écrits pesaient plus fort que les mots dits. Et du coup, en repartant à lenvers, jai commencé à insérer des phrases, un peu comme au cinéma muet sauf que nous avons le son, et donc le choix du silence frappe davantage. Avec les cartons, avec lalternance entre la couleur et le noir et blanc, est venue lidée dun film très stylisé. Jen avais toujours eu envie mais jai mis du temps à le faire, à cause du poids des gens qui me disaient : «Attention, ce nest pas du théâtre, cest du cinéma !». Chaque fois que je faisais un film, on me répétait cela, et cela ma beaucoup inhibé. Jai mis beaucoup de temps avant de me servir au cinéma de ce que javais appris au théâtre. Par exemple, dans mes premiers films, où je ne dirige pas très bien les acteurs, je nai pas toujours osé me servir de ce que javais appris au théâtre. Et maintenant que je dirige les acteurs au cinéma exactement comme au théâtre, ils sont bien meilleurs. Mais je nosais pas me servir de là où jétais le plus fort.
Parutions.com : Vous avez dit avoir abordé le théâtre parce quil était plus accessible, alors que votre désir de cinéma était plus fondamental.
Patrice Chéreau : Oui, mais je ne le savais pas aussi clairement. Quand jai fait mes premiers spectacles ici, à Louis-le-Grand, jallais tout le temps à la cinémathèque de la rue dUlm. Après, je revenais ici à pied pour répéter, prendre des rendez-vous, clouer un panneau de décor ou réparer un projecteur qui nous avait été prêté. Cest comme cela que jai appris mon métier.
Parutions.com : Dans votre itinéraire de cinéaste, jai senti une forme dexploration dune intimité passionnelle, impossible ou destructrice. Se dessine comme un itinéraire, de LHomme blessé avec la découverte brutale de lamour pour les hommes, à La Reine Margot irriguée dhistoires de famille et de désir totalement intriquées et fusionnelles, à Intimité, au titre explicite, où se joue le choc dune intimité radicale et paradoxale. Gabrielle pourrait être létape inverse, celle où la disparition de cette intimité sexuelle fait voler en éclats le couple. Je me demandais dans quelle mesure Gabrielle part à cause de cette défaillance de lintimité. Part-elle parce quil ny a plus de désir, parce que son mari le considère plus cette intimité comme nécessaire il dit même «Nous nen avons pas besoin» , parce quil a remplacé lintimité par la propriété ?
Patrice Chéreau : Oui, cest cela qui me préoccupe, lintimité. Cest bien autour de cela que tournent mes films mais je ne saurais pas exactement dire pourquoi. Cela sétend de LHomme blessé à Gabrielle. Je suis préoccupé par les découvertes que lon peut faire sur soi-même. Cela mintrigue : à quel point on se connaît mal, à quel point on narrive pas à se changer profondément. Je suis quelquun qui aime changer, qui est fier davoir appris tant de choses quil ne savait pas. Je suis quelquun, donc, qui pense quil a encore des choses à apprendre. Le changement, la transformation de soi me fascinent, et jy travaille tous les jours avec des rechutes. La méconnaissance de soi-même va de pair avec la difficulté à vivre avec un autre ou plusieurs autres. Ce qui est en jeu, cest la question du désir, qui détermine tout, dune certaine façon. Cest affaire de corps, de toucher. Je pense que toutes les relations quon a, dans la vie, même avec des gens quon ne connaît pas, ou quon ne côtoiera jamais, ont à voir avec le désir physique. Tout, même la claustrophobie, et lenvie dêtre ou non avec les gens. Je pense que le désir ou labsence de désir est une force qui commande beaucoup de choses. En cela, je suis vraiment un enfant de Mai-68 !
Parutions.com : Jouir sans entrave ?
Patrice Chéreau : Non, simplement remettre au centre la question du désir. Cela ne veut pas dire quon puisse lassouvir, quil soit simple de lassouvir, ou quil faille lassouvir à tous les coups. Mais lattirance ou la répulsion physique sont liées au vivre ensemble, au vivre ensemble des corps, donc, quils soient vingt ou deux. Ici, dans ma période formatrice, cela a beaucoup compté : la découverte de la philo, du théâtre, de la politique. Pour la première fois, peut-être, jai commencé à sortir dune espèce de tristesse adolescente qui me tenait. Jai le souvenir davoir été très solitaire et pas très heureux dans mon enfance et ma première adolescence. Ensuite, le théâtre, un travail collectif donc, ma beaucoup aidé.
Parutions.com : Par la coprésence des corps, justement ?
Patrice Chéreau : Oui, et puis je me suis affirmé. Jai cru un peu plus en moi parce que je savais quoi faire. Javais une passion exclusive et elle savait sur quoi sexercer. Elle trouvait un terrain pour se développer. A lécole aussi, mais il y avait des gens plus brillants que moi.
Parutions.com : Et vous avez eu limpression, dans lhistoire de Gabrielle, que cétait précisément parce que le corps nétais plus assumé ou reconnu comme tel que le couple explosait ?
Patrice Chéreau : Bien sûr. Ils ont oublié quils avaient un corps. Ils ont oublié davoir du désir lun pour lautre. Ils ny ont même plus pensé, pris dans la vie sociale. Peut-être quils navaient pas de goût pour cela dailleurs. Ce qui était intéressant, cest que finalement Conrad moffrait un matériel qui était lexact opposé dIntimité. Un couple qui ne marche plus, mais parce quil ny a plus dintimité. Il ny en a jamais eu. Ils ne pourraient pas la définir.
Parutions.com : Est-ce que toute intimité est sexuelle ?
Patrice Chéreau : Non, pas forcément. Une intimité non sexuelle peut être parfois plus belle, plus profonde, plus respectueuse. Arriver à une intimité sexuelle, cest un travail énorme.
Parutions.com : Pensez-vous en ce cas quon ne rencontre jamais lautre par le corps et par le désir ? Que pensez-vous du propos de Lacan : «Il ny a pas de rapport sexuel» ?
Patrice Chéreau : Ce nest pas tout à fait vrai, non. Je pense que dans Intimité par exemple, le couple se rencontrait vraiment. Mais cest la parole qui a tout foutu en lair. Puisquils ne parlaient pas, ils navaient que les moments heureux, le plaisir et le bonheur enivrants.
Parutions.com : Pour Intimité, avez-vous été influencé par Le Dernier Tango à Paris ou pas du tout ?
Patrice Chéreau : Non, je ny avais pas pensé. Ce nest pas grave, les critiques y ont pensé pour moi ! Cela tient au fait que le film se passe dans un appartement un peu délabré, quils sont deux, quà un moment donné, ils font lamour debout contre un mur
Mais je ny avais pas pensé.
Parutions.com : Gabrielle se termine par une scène dimpossible réconciliation physique : elle soffre, ou plutôt se pose, sans désir, et rien ne se passe.
Patrice Chéreau : Oui, rien ne peut se passer. Et ce nest pas la façon dont elle va soffrir qui peut lui remonter le moral. Son comportement est complètement asexué. Cest ce que jaime dans la façon dont le fait Isabelle Huppert. Elle ouvre, elle se montre nue, cest aussi indécent pour elle que pour nous, cest presque embarrassant. Jaime cette façon de se déshabiller aussi peu érotique que possible. Drôle de paradoxe. Le corps est beau mais un peu livide.
Parutions.com : Sans vie.
Patrice Chéreau : Oui. Ce nest plus très vivant. Pendant le tournage de cette scène, il y avait même une mouche quon entendait bourdonner mais je lai coupée au mixage. A mon sens, Gabrielle soffre parce quelle pense que cest ce que son mari veut. Visiblement, cest cela quil voulait dans lescalier de service. Elle fait une tentative tout en sachant que cela ne marchera pas. Elle ne fait rien, elle ne bouge pas, et lui non plus. Ils ne savent même plus faire lamour. Lui a sûrement eu des aventures, elle aussi en a eu.
Parutions.com : Elle a même une liaison à ce moment-là du récit.
Patrice Chéreau : Oui, une aventure très forte, qui la fait revenir en courant.
Parutions.com : Thierry Hancisse joue son amant, un animal à la fois déplaisant et récriminant, en même temps bête physique tout en séduction sulfureuse, perdu dans son nuage de fumée. A lopposé du personnage glacé et guindé incarné par Pascal Grégory. Gabrielle a eu envie de cette passion-là, elle est partie pour cela.
Patrice Chéreau : Oui, pour une chose un peu bestiale même, mais qui reste séduisante.
Parutions.com : Pourquoi revient-elle, alors ?
Patrice Chéreau : Parce quelle a eu trop peur de ce que lui demandait lautre. Le rédacteur en chef lui demandait de lamour et elle na pas assez de force pour cela. Elle se dit : «Il me demande trop, il exige trop de moi, cest un grand amour». Or, elle nest pas prête à vivre un grand amour. Elle préfère revenir. Ce nest pas forcément réfléchi. Après coup, elle vit lhumiliation de revenir au domicile conjugal. Je pense que pendant tout le film elle se dit : «Je suis revenue, et cet acte de partir, je ne le ferai plus jamais". Cest horrible. Effectivement, elle, pour le coup, restera là définitivement. Mais elle revient parce quil ny a pas damour dans cette maison. Il y a une part delle quil préfère.
Parutions.com : Pascal Grégory reprend cette phrase qui était dans un spectacle essentiel de votre parcours, Dans la Solitude des Champs de coton : «Il ny a pas damour».
Patrice Chéreau : Oui, en effet, cest moi qui lai mise. Mais chez Koltès, cest une affirmation ; et là, cest une question.
Parutions.com : Mais le mari a la réponse à cette question. Il constate bien quil ny a ni amour, ni désir.
Patrice Chéreau : Oui. Cest déjà chez Conrad. Il ny aura pas damour, jamais. Et vous pouvez endurer ça. Oui. Eh bien, pas moi. Il ne revint jamais. Ce sont les quatre dernières phrases de la nouvelle.
Parutions.com : En contraste avec ce huis clos conjugal, certes sous surveillance des domestiques, surgit le moment très proustien du dîner mondain. Je me demandais comment vous aviez imaginé ce contraste.
Patrice Chéreau : Ma scénariste a pensé quil fallait les voir en société. Comme un flash-back, le jeudi davant. Avant quelle ne revienne. Dans le livre, sa première apparition a lieu quand elle revient avec sa voilette, comme une pauvre chose. A très juste titre, Anne-Louise a pensé quil fallait quon la connaisse avant, sous sa forme la plus sociale, cest-à-dire très arrogante, très sûre delle et de son fric. Pas du tout une victime. Cest cela qui change tout. Il fallait donc la voir lors dune réception. Chez Conrad, il y a une allusion aux fameux jeudis où le couple reçoit la bonne société. A partir de là, nous avons fait deux séquences, une avant le départ, lautre après.
Parutions.com : Après leffondrement du bloc de certitudes.
Patrice Chéreau : Oui, cétait intéressant quaprès le dîner, après les phrases effrayantes sur lhorreur du sperme dans le corps, etc, qui ne sont pas de Conrad mais sont un emprunt à Bergman, le mari pense à ce quils vont dire aux autres. Dailleurs, il propose cet aveu public dans le second dîner : «Gabrielle a quelque chose à vous dire». Et en même temps, il propose de ne pas le dire. Finalement, elle dit que cela ne concerne que deux personnes.
Parutions.com : Vous navez pas voulu de confrontation entre le rédacteur en chef et lui ?
Patrice Chéreau : Non, il le reprend uniquement sur une faute de français. Et avec elle non plus dailleurs, il ny a pas de confrontation. Elle lui dit juste une phrase sur sa clarté de vue.
Parutions.com : Terrible lucidité, qui éclate finalement
Merci.
Parutions .com ( Mis en ligne le 30/05/2006 ) Imprimer
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