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le grand fossé
Aron et De Gaulle
2001 /  10.37 € -
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Introduction

"Le Français, depuis des siècles, essaie de maintenir en Europe le drapeau d'une liberté humaine. Il l'a porté comme une croix et son calvaire n'est pas fini. C'est pour que la France retrouve sa vocation que nous lutterons pour le rétablissement de sa puissance." Ce manifeste du premier numéro de La France libre, aux accents éminemment gaulliens, fut écrit par Aron; il exprime un accord profond avec le combat engagé par le général de Gaulle, alors même qu'Aron est souvent présenté comme la principale figure intellectuelle de l'antigaullisme en dehors de la gauche. Comment expliquer ce paradoxe?


Le XXe siècle est à la fois celui des idéologies et celui des intellectuels. Trois grands noms se détachent en France, qui, tous, furent confrontés à la figure politique centrale du général de Gaulle: Malraux, Sartre et Aron. Ils définissent trois positions de l'intellectuel engagé, face aux guerres, aux révolutions et aux crises qui dominèrent le siècle, comme face au gaullisme :


- Malraux, philo-communiste et antimünichois, résistant, se rallia corps et âme à la personne plus qu'à la doctrine du général de Gaulle. Il adhéra à la mystique gaullienne, plus qu'aux avatars partisans du gaullisme, basculant du monde de la pensée vers l'univers de l'action.


- Sartre, münichois, indifférent lors de la Seconde Guerre mondiale, compagnon de route du Parti communiste, incarne après la libération la posture de l'intellectuel révolutionnaire et de l'opposant radical. De Gaulle, après le Manifeste des 121, résuma d'une formule leur face-à-face : "On n'emprisonne pas Voltaire."


- Aron, antimünichois, gaulliste de la première heure, tint le rôle de l'intellectuel critique, à la fois le plus difficile et le plus inclassable.


De cette position de l'intellectuel critique découle un double paradoxe : quand Malraux fut encensé et Sartre respecté, Aron fut détesté par les gaullistes et s'attira à plusieurs reprises les foudres du Général, prompt à l'assimiler aux journalistes américains. Cette mise à l'index n'empêcha pas qu'il fut tenu comme le principal penseur du gaullisme, tant par la gauche et l'extrême gauche - Sartre le qualifia au moment de leur rupture en 1947 de "philosophe RPF" - que par les observateurs extérieurs : les Américains, par exemple, analysèrent Paix et guerre entre les nations comme le substrat théorique de la diplomatie gaullienne.


Pour éclairer ce paradoxe des relations entre de Gaulle et Aron, il convient d'évoquer tout d'abord le gaullisme introuvable d'Aron ou les rendez-vous manqués entre les deux hommes, puis la position du savant par rapport au politique, et enfin la proximité conflictuelle qui caractérise leurs conceptions de la liberté et du pouvoir.


Première partie : Aron gaulliste introuvable

Quatre rencontres inachevées ou occasions ratées marquèrent les relations d'Aron et de Gaulle, dont Aron résuma, en 1962, à Alain Peyrefitte le cours contradictoire en ces termes: "J'ai été antigaulliste pendant la guerre, quand il fallait être gaulliste; j'ai été gaulliste de 1946 à 1958, quand il fallait être antigaulliste; et je suis redevenu antigaulliste à partir de 1958, quand il fallait à nouveau être gaulliste."

Londres : de l'appel du 18 juin à la France libre

Aron est un gaulliste historique, un gaulliste du 18 juin. Mobilisé en 1939, affecté à un poste météorologique sur la frontière belge, qui se situait dans l'axe de la percée allemande, il ramena sa section à Bordeaux en juin, puis se rendit à Toulouse où il retrouva sa femme et Georges Canguilhem, qui avaient entendu l'appel du 18 juin. Et c'est sur le fondement de cet appel qu'Aron décida de gagner Londres, atteignant l'Angleterre le 24 juin. Il prit alors la résolution de rester, et fut versé dans les chars au camp d'Aldershot. Puis Aron fut contacté par l'état-major de la France libre pour créer une revue: La France libre était dirigée par André Labarthe, qui se rapprocha de l'amiral Muselier et adopta progressivement des positions antigaullistes. Le malentendu s'installe : la revue fut considérée par les milieux gaullistes comme une revue d'opposition ; pour le reste du monde, elle incarna le volet intellectuel du combat gaulliste pour la restauration de la souveraineté française et la libération, à telle enseigne que la revue était régulièrement parachutée sur le territoire français.

Les relations se tendirent entre Aron, qui dirigeait dans les faits la revue, et Labarthe et Muselier qui firent le choix de Giraud. Aron se reprocha de n'avoir pas clairement rompu avec les deux hommes à partir de 1943 et d'avoir ainsi prêté la main à l'antigaullisme. De Gaulle manifesta de son côté une réticence croissante vis-à-vis d'Aron, notamment après la parution à l'été 1943 d'un article intitulé " L'ombre des Bonaparte ", qui inscrivait implicitement le général De Gaulle dans la filiation bonapartiste.


Alain Peyrefitte témoigna de la rancune tenace du général De Gaulle, qui déclarait : "Raymond Aron me traitait de Badinguet. Il a contribué à répandre aux Etats-Unis l'idée que je n'étais qu'un général de pronunciamiento de type latino-américain." Au total, dès Londres, la distance se crée entre les deux hommes et leur destin se noue. Aron s'engage pleinement dans le projet de la France libre et dans la résistance à l'occupation ; il combat Vichy, mais ne cesse pas d'essayer de comprendre ; il adhère à une cause mais pas à un homme ; il refuse de soumettre l'intelligence critique à un engagement partisan. D'où l'ironie qui veut que La France libre, revue antigaulliste, soit l'organe qui ait le plus contribué au rayonnement intellectuel des Français libres de 1940 à 1945 et au désarmement des préventions du monde anglo-saxon à l'endroit du général de Gaulle. Aron s'affirme d'emblée comme un gaulliste de combat et de conviction, non pas de cour ou d'adhésion.

"Philosophe RPF"

Le RPF représente un moment singulier du parcours de De Gaulle et d'Aron, seul exemple d'un engagement purement partisan et d'une expérience militante pour les deux hommes.


Aron répondit une fois encore parmi les premiers à l'appel du Général, comme auparavant à Londres. Il adhéra au RPF dès l'appel de Bruneval, le 30 mars 1947. Il quitta Combat pour Le Figaro, démissionna des Temps modernes, et anima la revue Liberté de l'esprit. En faisant le choix du RPF, Aron se coupa de la quasi-totalité des intellectuels français. Ce fut notamment l'origine de la brouille avec Sartre, après que celui-ci eut comparé de Gaulle à Hitler lors d'une émission radiophonique ; Sartre traita ensuite Aron de " philosophe RPF ", ce qui officialisa leur rupture.

A la différence de Malraux qui s'engagea derrière un homme, Aron prit le RPF au sérieux et adhéra aux objectifs fixés par de Gaulle. Il entendait lutter à la fois contre le déclin de la France et contre le Parti communiste. Les deux hommes divergèrent toutefois sur les modalités d'application de cette politique, notamment à propos du système des apparentements qui, comme Aron l'avait prédit, condamna à mort le RPF.

Aron fit partie des organes dirigeants du RPF: il appartint au comité d'études ainsi qu'au conseil national. Il dira de son expérience : "Tout compte fait, je n'ai pas honte d'avoir milité au RPF même si je n'en suis pas fier pour autant." De Gaulle aurait pu prononcer des paroles similaires concernant le RPF : "Je n'ai pas honte d'avoir créé le RPF même si je n'en suis pas fier pour autant." De fait, l'héritage du RPF se révéla décisif pour les deux hommes.

L'échec électoral du RPF créa les conditions de la réussite du général de Gaulle en 1958, qui tint largement aux travaux d'études réalisés auparavant, notamment en matière constitutionnelle. Cette période de la vie d'Aron, qui peut paraître singulière au vu de sa carrière future, décida également de son destin. Il devint à la fois journaliste, intellectuel et professeur. Il trouva dans le RPF un soutien précieux, face à la solitude que lui valait son opposition résolue au communisme et à l'expansionnisme soviétique. Le RPF apparaît ainsi comme le laboratoire commun tant de le Ve République au plan politique, que de la position du "spectateur engagé" au plan intellectuel.

L'Algérie et la Ve République

Aron fut le premier intellectuel à prendre publiquement position dès 1957 en faveur de l'indépendance de l'Algérie. Cette annonce choqua d'autant plus qu'il était considéré comme un homme de droite. Ses positions sur l'Algérie, sa critique sévère de la IVe République, son appartenance au RPF auraient dû rapprocher Aron et de Gaulle au moment de la mise en place de la Ve. Au contraire, ils s'éloignèrent l'un de l'autre à partir de 1958.

Aron s'impatienta devant le long et difficile cheminement vers l'indépendance de l'Algérie. Il écrivit en 1961 un texte intitulé "Adieu au gaullisme" qui parut dans Preuves. De Gaulle répondra : "De toute façon, Aron n'a jamais été gaulliste." Aron approuvait l'esprit de la Ve République mais n'appréciait pas le style du Général. Le système institutionnel lui convenait. Il approuvait les grands objectifs : le nucléaire, la position européenne, la fermeté vis-à-vis de l'URSS. Cependant, Aron récusait ce qu'il qualifiait de "politique de la grandeur pour la grandeur".

Outre le style de la diplomatie gaullienne, deux sources de contradictions inquiétaient Aron : l'accent placé sur la disparition de l'ordre de Yalta qui risquait de favoriser l'expansionniste soviétique et impliquait par ailleurs la disparition de la rente de situation française entre les deux blocs idéologiques ; la revendication exacerbée de l'indépendance nationale affaiblissait également l'Alliance atlantique, et, par conséquent, la résistance face à l'union soviétique.

Aron soulignait une faiblesse de la politique extérieure du Général, qui n'était efficace que pour autant qu'elle n'était pas imitée. Une force de dissuasion nucléaire indépendante n'est utile que si elle n'amorce pas la logique de la prolifération. La position de détente et de coopération menée par la France lui permit de jouer le rôle unique de pivot entre l'Est et l'Ouest, le Nord et le Sud. Mais cette position n'était remarquable que si elle restait unique. Elle a perdu de sa force avec l'invasion de la Tchécoslovaquie en 1968 puis l'adoption de l'Ostpolitik par l'Allemagne, avant de se trouver placée en apesanteur par l'effondrement de l'emprise soviétique et la chute du mur de Berlin.

1968

Deux mouvements contradictoires intervinrent en 1968. Lors de la parution du livre Israël, de Gaulle et les juifs, Aron critiqua avec sévérité l'usage fait par de Gaulle de l'expression "peuple d'élite, sûr de soi et dominateur". Il approuvait la fin de l'alliance franco-israélienne car les intérêts des deux pays ne concordaient plus. Mais il fut choqué qu'une formule à connotation antisémite fût utilisée au plus haut niveau de l'Etat, ce qui pouvait contribuer à légitimer le racisme, même si de Gaulle n'était pas suspect d'antisémitisme. Aron fut en retour accusé d'avoir sur-réagi à une formule. Il attendait en fait que d'autres grandes voix s'élèvent et ne s'exprima que contraint par le silence de Malraux et de Mauriac. Les gaullistes furent de fait gênés par cette expression du général de Gaulle, qui avait auparavant été utilisée par Xavier Vallat.

En Mai 68, à l'inverse, Aron soutint le Général par ses écrits, et s'engagea fermement à ses côtés. Le 30 mai il participa à la contre-manifestation des Champs-Elysées aux côtés de Kostas Papaïoannou. Il lança dans la foulée au Figaro le comité pour la réforme de l'enseignement supérieur, qui prit position en faveur du rétablissement de l'ordre dans l'Université.

Après l'échec du référendum de 1969, le général de Gaulle se retira. Aron n'entretint pas de liens privilégiés avec ses successeurs. Aucune sympathie n'existait entre Aron et Pompidou, malgré leur origine normalienne commune. Aron critiqua en termes vigoureux la politique étrangère complaisante face au bloc soviétique conduite par Valéry Giscard d'Estaing, dans un article intitulé "Une jungle sans monstre". Il ne fut jamais proche de François Mitterrand, même s'il apprécia sa fermeté vis-à-vis de l'URSS lors de la crise des euromissiles.


Deuxième partie : Le savant et le politique

Comment penser le mélange de distance, d'irritation et de fascination entre de Gaulle et Aron, alors que les deux hommes partagent des valeurs proches, et que l'un et l'autre surent résister aux illusions des idéologies, et combattre fascisme, nazisme et communisme ? Leur face-à-face illustre la difficulté des relations entre les intellectuels et le pouvoir, tout en illustrant deux conceptions irréductibles de la liberté.

Deux trajectoires parallèles

De Gaulle et Aron pratiquèrent la même discrétion à propos de leurs vies personnelles ; ils partagent la formule de Malraux : "Je ne m'intéresse pas". Ils considéraient que le "misérable petit tas de secrets" qui composait leur vie ne présentait pas d'intérêt en dehors de leurs proches. Tous deux étaient portés sur la discrétion et la réserve. Tous deux partagèrent la douleur d'accompagner une enfant handicapée, à laquelle s'ajouta pour Aron l'épreuve terrible de la perte de sa deuxième fille.

Aron et de Gaulle étaient également proches par leur mélange de modestie et d'orgueil. Ils sont modestes en ce sens qu'ils se veulent et se savent les serviteurs d'une histoire ou d'une philosophie qui les dépassent. Ils sont orgueilleux, se sachant l'un et l'autre supérieurs à leurs contemporains dans les domaines qu'ils se sont choisis. Ces deux hommes ont aussi une vie ou des engagements passionnés. Ils domptent cette passion par le filtre de l'écrit ou du discours, la discipline de l'action et de la pensée. Leur lucidité et leur courage les ont conduits aux marges de leur univers initial : l'armée et l'Université. Tous deux ont enfin été révélés à eux-mêmes par la tragédie de la débâcle et le choc de la Seconde Guerre mondiale.

Le dernier point commun qui unit leurs destinées est à chercher dans leur réconciliation posthume avec l'opinion : ce n'est qu'après leur disparition que la véritable stature des deux hommes a été pleinement comprise et mesurée par leurs compatriotes.

Deux positions irréductibles : faire ou penser l'histoire

De Gaulle et Aron s'opposent tout d'abord selon le schéma du savant et du politique décrit par Max Weber : d'un côté l'éthique de l'action, guidée par la responsabilité ; de l'autre, la logique de la connaissance, fondée sur la recherche de la vérité. Kissinger explicite la différence de responsabilité qui pèse sur chacun de la façon suivante : "Quand le savant dit une bêtise, elle est vite oubliée. Si le politique commet une erreur, elle se traduit par des actes concrets et ne peut être effacée par un nouveau discours." Les erreurs n'ont pas le même poids dans les deux cas: celles des politiques sont irréversibles, car engagées dans l'histoire. Malraux adopte la même position lorsqu'il écrit: "Le grand intellectuel est l'homme de la nuance du degré, de la qualité, de la vérité en soi, de la complexité. Il est par définition, par essence, antimanichéen. Or les moyens de l'action sont manichéens parce que toute action est manichéenne. A l'état aigu dès qu'elle touche les masses mais même si elle ne les touche pas. Tout vrai révolutionnaire est un manichéen-né. Et tout politique."

Ce clivage fondamental rend compte des positions respectives adoptées par de Gaulle et Aron. Alors que l'homme politique se place en rupture par rapport au régime de Vichy, il tranche et trace une ligne claire entre la victoire et la défaite, entre la collaboration et la Résistance, entre Vichy et Londres. Aron tente d'analyser les événements pour les comprendre, réintroduisant la complexité dans le jugement intellectuel.

Pour autant, l'opposition entre le savant et le politique reste réductrice et ne peut fournir de clef d'explication définitive pour comprendre les relations entre les deux hommes. En effet, Aron, de tous les intellectuels, est celui qui a pensé au plus près et au plus juste les contraintes de l'action, la dynamique de l'histoire et de la politique. Et de Gaulle est aussi un intellectuel. Il s'est fait connaître par ses écrits stratégiques avant de se lancer dans la politique. Il est l'auteur talentueux de ses Mémoires. "Quel est le rôle d'un intellectuel sinon de combattre les préjugés? Qu'ai-je fait d'autre dans ma vie? Et, cependant, je me heurte à des préjugés plus forts chez les intellectuels que dans aucune catégorie de la population", confiait ainsi, pour le regretter, de Gaulle à Alain Peyrefitte. L'opposition du spectateur engagé et de l'homme d'Etat n'épuise donc pas le face-à-face entre Aron et de Gaulle.

Deux conceptions irréductibles de la liberté et du pouvoir

Le gaullisme d'Aron existe, même s'il ne fut pas un gaullisme d'adhésion mais de raison. Aron est patriote, il croit aux valeurs de la République, il est acquis à l'idée que la citoyenneté est centrale dans la construction d'un individu. Il appartient à une famille lorraine d'origine juive, déjudaïsée, imprégnée de l'héritage de la Révolution Française. Constatant la fragilité de la démocratie dès lors que la liberté n'est plus fondée sur une croyance transcendante, Aron a pleinement conscience qu'elle est menacée par une exacerbation de l'universel ou du particulier. La démocratie est en effet un espace vide organisé par des procédures comme le suffrage universel et l'Etat de droit. L'exacerbation de l'universel conduit au communisme; l'exacerbation du particulier produit le fascisme et le nazisme. La liberté sans fondement philosophique ne peut se construire que dans l'histoire ; elle est ancrée dans un pari sur la raison, qui repose sur la vertu des citoyens et la sagesse des dirigeants.

De Gaulle fut influencé par Aron, notamment au temps du RPF, à propos de la condamnation du neutralisme et de l'approbation de l'Alliance atlantique. Cependant, le Général estime que la liberté s'enracine dans la nation. Malraux explicite cette conception dans la postface des Conquérants de 1951: "A peu près tous, vous êtes dans le domaine de l'esprit, des libéraux. Pour nous, la garantie de la liberté politique et de la liberté de l'esprit n'est pas dans le libéralisme politique, condamné à mort dès qu'il a les staliniens en face de lui : la garantie de la liberté, c'est la force de l'Etat au service de tous les citoyens." Pour de Gaulle, la liberté est dans la force de l'Etat au service des citoyens. Pour Aron, les termes sont inverses: la garantie de l'Etat réside dans la force de la liberté dans la conscience des citoyens.

Ces deux conceptions gouvernent le dialogue critique entre les deux hommes, qui s'inscrivent chacun dans l'une des deux traditions qui s'enchevêtrent pour structurer la vie politique française depuis la Révolution. La tradition autoritaire et hiérarchique fait de l'Etat le cœur de la nation ; la tradition libérale qui court de Montesquieu à Constant, de Tocqueville à Aron, voit dans les citoyens le fondement ultime de la liberté. Elle retrouve l'ambition originelle de la liberté dans les cités grecques, qui fait dire à Périclès dans La Guerre du Péloponnèse : "Ce sont les hommes et non les pierres qui constituent le meilleur rempart des cités libres."

Des trois figures possibles de l'intellectuel face au politique, Bourdieu a réinvesti celle de l'opposant radical, se posant en successeur de Sartre : son nihilisme ne conduit cependant qu'à la destruction de la nation et de la société, comme il a été demandé avec éclat par l'application de ses théories sur l'éducation à l'école républicaine. La figure de l'adhésion que représentait Malraux n'a pas d'équivalent aujourd'hui, tant on serait en peine de trouver une figure politique comparable, par son ampleur, sa légitimité et son intégrité, à celle du général de Gaulle. Face à l'après guerre froide et à la mondialisation, la seule posture intellectuelle crédible reste celle de la raison critique, définie par Aron. Avec pour objectif la volonté de comprendre l'histoire pour pouvoir peser sur elle. Avec pour principe le respect de la liberté des hommes qui "font leur histoire, même s'ils ne savent pas l'histoire qu'ils font", comme de l'autonomie du politique face aux illusions déterministes, qu'elles empruntent les traits du sens de l'histoire marxiste ou de l'avènement de la démocratie de marché annoncé par Francis Fukuyama, de l'idée d'un pilotage automatique de l'économie et de la société par le marché ou par les nouvelles technologies.

P.S.Une première version de ce texte a été publiée par la Revue de Politique française, n° 2, "Les écrivains et de Gaulle", pp. 67-77.


Nicolas Baverez, historien et économiste, est auteur de : Raymond Aron, un moraliste au temps des idéologies (Flammarion, 1993 ; Champs, 1995), Les Trente piteuses (Flammarion 1997, Champs 1998), Les orphelins de la liberté (Plon, 1999).



par Nicolas Baverez
( Mis en ligne le 31/05/2000 )
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