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Un grand voyageur découvreur des sciences sociales
Michel  Crozier   Ma belle époque - Mémoires
Fayard 2002 /  3.36 € -  22 ffr. / 390 pages
ISBN : 2-213-61383-4

Tome 1 : 1947-1969
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En offrant au public ses mémoires, Michel Crozier nous permet de renouer avec l'une des périodes les plus créatives des sciences sociales en France. Il nous place ainsi au coeur d'une double histoire intérieure : histoire d'une réflexion au travail, mais aussi histoire d'une évolution des sciences sociales rapportée par un acteur privilégié. Ce fut une belle époque intellectuelle, sa belle époque, comme il l'écrit à plusieurs reprises, avec ce soupçon de nostalgie que comporte l'expression. La période couverte par ce premier volume s'achève au lendemain de mai 1968 : dans une université en délabrement où il vient juste d'être nommé, Crozier choisit de revenir au CNRS. L'apprentissage est terminé, les premiers grands ouvrages peuvent paraître, signe d'un âge adulte où, dit l'auteur, il n'entra qu'avec réticence.

Tout était à comprendre dans ce monde en gestation où se développaient les nouvelles échelles de l'organisation sociale ; Michel Crozier fit sa part de découverte, mais contrairement à la plupart de ses contemporains sans avoir à se bercer d'utopies radicales, passées quelques années de "fébrilité révolutionnaire". L'ambition de contribuer à la transformation des systèmes sociaux, il l'a certes partagée. Elle ne prit cependant la forme ni des grandes déclarations ou de la pantomime de l'engagement où il ne discerne que l'incapacité à prendre sa part aux changements réels. D'où sa préférence pour les structures ouvertes de réflexion - le Club Jean-Moulin où se croisent hauts fonctionnaires et universitaires et dont il ressent durement l'échec final aux élections de 69, la revue Esprit - plutôt que les partis qu'il ne fréquente que de loin. D'où aussi l'étude au plus proche de ce qu'on n'appelait pas encore "le terrain" (un terme que l'auteur emploie cependant volontiers) afin d'explorer les chemins du changement.

C'est d'ailleurs à ce titre qu'il assit sa réputation de sociologue - et pour l'exprimer directement : de grand sociologue ; c'est à ce but que sont consacrés ses ouvrages les plus connus, La société bloquée, Le phénomène bureaucratique dont Michel Crozier retrace ici la genèse. C'est aussi pourquoi il renonce à un poste à Harvard : Français, il ne se sent pas la même liberté de contribution au changement social. Ainsi, l'expérience particulière guide la réflexion et l'ouvrage est parsemé de récit d'enquêtes, dont Michel Crozier détaille les conditions, mais plus encore, l'esprit. Domine à l'évidence un goût pour la recherche collective, qui n'est pas si fréquent, où il aime à se présenter en "chef de commando".

Ce souci empirique donne une anecdote à la fois savoureuse et révélatrice, lorsqu'il soutient sa thèse. Alors que Raymond Aron, qui siège dans son jury, lui reproche de généraliser à partir de deux cas, il lui coupe la parole en répondant dit qu'il vaut mieux généraliser à partir de deux cas, qu'à partir de pas de cas du tout. Cela lui vaudra une brouille de longues années durant avec ce "maître" dont le goût pour les sociologies d'études était, il est vrai, plutôt limité. Dans ses Mémoires, Aron porte un jugement bref, mais apaisé, sur cette soutenance, dont Michel Crozier avoue qu'elle fut pour lui une épreuve dont il n'avait pas mesuré à l'avance l'intensité.

Il est d'ailleurs difficile de ne pas songer à ce Aron des Mémoires - et au-delà au Alain d'Histoire de mes pensées - quand on lit Ma belle époque, car comme ces deux ouvrages, il s'agit des mémoires d'une intelligence, plus que du récit d'une autobiographie, ou même que cette "histoire d'un apprentissage" dont il se réclame pourtant. Il y a bien une sorte de roman d'éducation dans ce récit ; il y a surtout une sorte de grand voyage permettant à Michel Crozier d'explorer ce point où la réflexion continuelle et son évolution fusionnent avec la vie ou ce qu'elle peut apporter, sinon de plus intéressant pour la personne, du moins de plus digne d'être partagé avec cet autrui qu'est un lecteur. Les événements de la vie privée apparaissent à peine : parents, enfants, épouse... Juste l'esquisse d'une vie où l'on ne fait qu'entrevoir les drames, surtout lorsqu'ils viennent à peser sur les ressorts de la pensée.

Ce qui marque à l'évidence la formation de cette intelligence à l'oeuvre, ce sont les voyages : loin des carnets d'un mondain, ou des récits d'exotisme, les voyages apparaissent comme l'expérience réflexive par excellence servant tout à la fois de catalyseur, d'horizon de débat, et de réseau d'amitié. Dans un monde intellectuel où le marché de la recherche est embryonnaire, comme Michel Crozier le note, mais surtout où il est très loin d'être mondialisé, il choisit donc le départ. Le premier demeure inexpliqué, seulement marqué par sa conclusion, où l'auteur aide un camarade français à passer des documents venus d'Allemagne : le Service du Travail Obligatoire durant la guerre. De retour, Michel Crozier ne reste pas indifférent à l'enthousiasme de la Libération, mais sans être entré en résistance. L'armée glisse sur lui sans laisser de trace apparente, moins encore que HEC - une "erreur de casting" comme il le note. Il effectue un bref passage par les Jeunesses Communistes, vite révolté par leur dogmatisme. Seule la révélation de la Shoah le fait basculer dans le cauchemar et ce qu'il appelle lui-même "la honte".

Le vrai voyage, c'est l'Amérique pour laquelle il obtient au lendemain de la guerre une bourse afin d'étudier le syndicalisme. Bientôt il s'engage, un peu à son corps défendant, et devient le défenseur public du plan Marshall. C'est un vrai pari que de tenir des discours publics pour ce tout jeune homme qui avoue sa timidité, et qui de surcroît apprend juste l'anglais. Cette première expérience lui permet, après un bref passage auprès d'un "publicitaire flamboyant", de travailler en Belgique pour la Confédération internationale des syndicats libres avant son recrutement au CNRS. C'est là dit-il que se forge sa conviction européenne. Il y a l'Angleterre aussi, un pays qu'il découvre aussi fermé que la France, "un pays où l'on se cognait partout", et plus tard, le Japon.

L'Amérique demeure sa terre privilégiée. Il doit à Daniel Bell de revenir, douze ans après son premier séjour, dans les conditions privilégiées de Stanford où il se voit "admis dans l'intelligentsia américaine" ; c'est là, aussi, que "l'avenir s'ouvrit d'un coup". Il choisit cependant de rester en France, où le surprennent les événements de 68. Professeur à Nanterre, il est aux premières loges, confronté aux demandes les plus saugrenues (comme celle d'instaurer le vote "par tête" à l'université, quel que soit le statut - étudiants, administrateurs ou enseignants), aux activistes menés par Daniel Cohn-Bendit qui tente d'interrompre son cours, et auquel il se voit contraint de répondre. Il ne s'en départit pas moins d'un fond de sympathie pour les révoltés - par conviction, par souci d'un juste équilibre aussi, deux sentiments qui affleurent fréquemment dans des pages pourtant d'une lucidité cruelle sur ce mouvement de jeunes gens déboussolés. Il cherche même à faire passer la réorganisation de la faculté - se heurtant cette fois aux autorités centrales, peu soucieuses de laisser la légitimité d'une réponse à un niveau local.

L'ensemble du récit est passionnant, il nous découvre une autre face de mai 68, une agitation au sens indéfini, si les causes sont bien nettes - surpopulation étudiante, inadaptation aux conditions locales mais aussi - on le lit en filigrane sans que Crozier s'y arrête vraiment - désorganisation des carrières universitaires, qui fait des assistants et maître-assistants de l'époque des relais à la grogne de leurs propres étudiants. L'auteur peut d'ailleurs comparer avec les Etats-Unis, où l'agitation double le refus de la guerre du Vietnam (et où il sert de référence aux militants, alors qu'en France ceux-ci veulent le contester), ou encore les Pays-Bas, où il se trouve pour un bref passage lorsque la révolte éclate à Nanterre.

L'influence des Etats-Unis est triple: intellectuelle, méthodologique, existentielle. L'impact intellectuel, c'est d'abord une question, que Michel Crozier découvre au moment d'écrire sa première thèse, en 1949, celle de l'organisation. L'enjeu est toutefois plus lourd que celui d'un thème de recherche. On découvre, au fil du récit, qu'au fond, l'organisation est un thème de vie chez Crozier, sans peut-être qu'il s'en doute vraiment. Ainsi au CNRS, il n'a de cesse que de mettre sur pied une petite équipe réactive, qui se charge des enquêtes (Il finit par faire admettre la création d'un centre restreint aux organes de direction du CNRS). On mettra d'ailleurs en parallèle cette forme rêvée d'organisation qui n'est pas sans déception lorsque l'équipe ne suit plus, et les lignes qui ouvrent le livre où Crozier explique qu'on ne peut penser la recherche comme une organisation productive, un "système économique" -décrit par une équation simple, mais fausse : "tant de milliards au budget, tant de découvertes". Confronté à la révolte étudiante, c'est encore par l'organisation (de débats, de modalités d'examen etc.) qu'il cherche à trouver la solution.

Ici l'on décèle l'impact méthodologique de l'expérience américaine. Initialement, ce dernier n'est pas forcément original : il est entendu à l'époque, note Crozier, que l'on utilisait les méthodes des Américains pour les retourner contre eux. En revanche, le fait que justement il ne se soucie pas d'idéologie, mais de recherche et d'enquête, et qu'il laboure ses terrains pour savoir et non pour se dresser contre la recherche américaine constitue en propre sa singularité. Il en souffre d'ailleurs, se heurtant aux préjugés les plus imbéciles (comment être sociologue et ne pas parler allemand ? Comment être un grand sociologue quand on n'est pas passé par la "fulgurance" des concours à la française ? Comment s'intéresser à des objets comme l'organisation ?)

L'Amérique enfin, et surtout, c'est la richesse d'une vie faite de contacts et d'amitiés. Il leur doit de ne pas simplement réduire le pays à son rôle dans la guerre froide, et de saisir cet esprit de liberté, si difficile à admettre de notre côté du monde occidental, mais où les personnalités comme Michel Crozier trouvent leur plein épanouissement. C'est d'ailleurs un des points troublant pour qui vit dans la familiarité des deux mondes aujourd'hui, alors que tant de choses ont changé, et que la France, ce petit pays encore renfrogné que décrit Michel Crozier, s'est ouvert à l'Europe et à la mondialisation : on retrouve presque dans la même position réciproque, ces deux rives de l'Occident, séparés par un même océan intellectuel, l'une seulement faisant de la liberté des acteurs un motif concret.

La Belle époque de Michel Crozier apporte donc beaucoup. Il y a d'abord un témoignage sur une période et sur une fraction de la société française - et américaine - où apparaissent les profils perdus d'acteurs familiers, croqués dans une posture originale (Bourdieu en carriériste, Aron en mandarin, Bell en ami...Crozier en jeune sociologue timide !). On y trouve également une introduction particulièrement efficace à l'oeuvre même de Michel Crozier, au-delà de la genèse qui en est restituée. C'est une approche originale, déroulée au fil d'un récit limpide - Crozier n'est pas de la race des sociologues jargonnants et il aime la simplicité de la langue, trace de l'anglais qui lui servit de langue d'appui (dans une insouciance qui lui laisse échapper un "marcher à pied" à la page 340 !).

On retrouve les grandes thèses qui structurent sa sociologie, la question du (dys)fonctionnement de l'organisation, celle de l'acteur et de sa rationalité (limitée, dit Michel Crozier : l'acteur cherche une satisfaction rationnelle plutôt qu'un point de vue totalisant) et de sa connaissance (qui n'est pas comme chez Bourdieu une sorte de package fixiste) etc. Mais surtout, l'ouvrage se prête à une forme particulière de lecture, celle d'un compagnonnage d'esprit où l'on suit ce qui est dit au moins autant pour le plaisir de s'en saisir que pour le bonheur d'un bout de chemin dans la compagnie d'une pensée qui s'exerce.


Thierry Leterre est professeur de science politique à l'Université de Versailles St Quentin.
( Mis en ligne le 13/11/2002 )
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