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Littératureet Romans & Nouvelles  

La Marque et le vide
de Paul Murray
Belfond 2016 /  22,50 €- 147.38  ffr. / 563 pages
ISBN : 978-2-7144-7123-9
FORMAT : 14,0 cm × 22,4 cm

Chloé Royer (Traducteur)

Tigre de papier

Dublin, au lendemain de la crise : on est en 2008, l’Amérique a vacillé, la Grèce plonge, les banques s’écroulent ou s’enrichissent en jouant à la baisse… Ce n’est pas encore la fin du monde mais il y a déjà des gens pour miser dessus.

Claude Martingale en fait partie : analyste à la Bank of Torabundo, une banque d’investissement, il est venu en Irlande au temps du tigre celtique et de sa splendeur, et assiste, avec d’autres, à la crise qui émerge. Pour lui, la vie est simple, du moins en apparence : des chiffres, des tableaux, des diagrammes, des rapports, un costume, quelques collègues et des carambars… Voilà tout son horizon. Des heures de travail, un salaire conséquent et quelques soirées : de quoi remplir le vide existentiel. Jusqu’au jour où…

Jusqu’au jour où un écrivain à la traine, Paul, vient le solliciter et lui annonce qu’il sera le héros de son nouveau roman, un «everyman» dont la vie, sans histoire, reflètera celle de tout le monde, un compromis entre les héros de Joyce et la modernité, bref, quelque chose de grand, de littéraire, de vrai.
Claude se sent tout à coup exister, au regard du monde. Devenu un sujet, observé, scruté, analysé, il accède à la conscience, commence à observer ce qui l’entoure, existe. Tout paraît plus coloré, plus réel, mais est-ce bien le cas ? Paul et son associé poète Igor sont-ils les artistes inspirés qu’ils prétendent être ? Surtout, le monde de Claude peut-il encore fonctionner ainsi, dans la déliquescence générale ? Claude va faire l’expérience de la manipulation, de l’amour, de l’échec, de la folie… mais le dormeur peut-il encore se réveiller ?

Le trader est, depuis quelques années, le mauvais garçon de la littérature, le méchant idéal, vain, calculateur, irresponsable… un personnage taillé pour le plaisir de haïr. Claude, le héros de ce roman somptueusement délirant, n’est pas de cette eau : comme égaré dans sa vie, il est en mode automatique et ne raisonne ni ne résonne plus. Un ordinateur, avec une formation de philosophe, une belle machine, mais, confronté à un écrivain douteux et vaguement escroc et son beau frère moitié truand et moitié espion, Claude redevient humain. Il ouvre les yeux sur son monde, la banque, le trading, la crise.

Paul Murray livre, avec ce roman très drôle, une vision toute personnelle de la crise irlandaise, une galerie de portraits délirants de traders et de laissés pour compte, au service d’une succession d’intrigues et de projets financiers tout aussi délirants, portés par des discours hallucinés : comment créer une start-up fondée sur la drague des serveuses, comment éliminer le risque financier en multipliant les pauvres et en spéculant sur l’inégalité, comment justifier le sauvetage d’une banque en coulant un pays ? Etc. Dans cette comédie noire de l’Irlande en crise, et d’une bulle spéculative en pleine explosion, ne restent que quelques valeurs : l’amour, la beauté, l’art, le vrai… des valeurs que l’on peut toutefois essayer de transformer en argent et ouvrir à la spéculation, il suffit juste de trouver le bon trader pour cela.

Entre comédie cynique sur la crise, et fable sur les banques et leur mentalité (ou supposée telle), un roman drôle, très rythmé, gentiment déjanté, qui alterne réflexion sur la crise et farce, à lire... en espérant que tout cela n’est que de la littérature...

Gilles Ferragu
( Mis en ligne le 25/01/2017 )
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