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Littératureet Romans & Nouvelles  

L'archiviste
de Martha Cooley
Plon - Feux croisés 2000 /  22.75 €- 149.01  ffr. / 346 pages
ISBN : 2-259-18768-4

L'horreur intériorisée

Martha Cooley a une passion pour la poésie de T.S.Eliot. C'est la lecture d'un article sur la correspondance entretenue par le poète avec son amie Emily Hale, après l'internement de sa femme, ainsi que les lettres du poète, qui lui ont donné l'idée de ce premier roman. Mais si Eliot et sa poésie baignent le roman de bout en bout, ils laissent toute sa place à l'implacable fiction que Martha Cooley déroule sous nos yeux.

Matthias et Judith se marient au lendemain de deuxième guerre mondiale. Leur enfance et leur adolescence ne se ressemblent pas, mais ils se retrouvent dans leur passion commune pour la poésie d'Eliot, la littérature et le jazz. Matthias exerce le métier d'archiviste et voue au livre-objet le culte qu'il mérite : "On ne peut pas avoir la garde de livres sans ressentir une gratitude pour ce qui est au-delà des intelligences ayant créé ces ouvrages, un Esprit supérieur, bienfaisant, vivant, d'une extension inimaginable, d'où nous vient l'exigence de lire et d'écrire".

Judith, elle, est poète. Secrétaire juridique à temps partiel pour gagner sa vie, elle écrit, très inspirée des histoires et des situations de l'Ancien Testament. Elle prend particulièrement à coeur les informations qui arrivent jusqu'aux Etats-Unis sur les horreurs de la guerre, sur l'holocauste et les premiers pas difficiles de l'Etat israélien. Non seulement elles deviennent la matière de ses poèmes, mais Judith les reçoit comme si elle était personnellement responsable du destin des Juifs, de l'indifférence de ceux qui n'ont pas agi, et comme si cette responsabilité l'amenait à en assumer l'expiation, en participant à la Rédemption. "Si je savais comment expier, et quoi expier, je ferais ce qu'il faut", écrit-elle dans son journal. Face à cette intériorisation - tout comme elle s'identifiera à certains joueurs de jazz à la personnalité désespérée - Matthias ne sait pas comment réagir. Sa culture chrétienne ne lui est d'aucun secours. La seule solution qui lui semble rationnelle, c'est l'internement. Judith n'y survivra pas et Matthias comprendra un peu tard que la seule chose à faire aurait été de laisser Judith vivre son obsession à travers ses poèmes.

Roberta surgit 20 ans après la mort de Judith : comme elle, elle écrit de la poésie, comme elle, elle est juive, comme elle, il y a ce besoin de s'identifier à des personnes et à des faits - quête infinie et jamais satisfaite - qui lui permettraient de mieux comprendre sa propre vie. Elle sollicite de l'archiviste l'autorisation de lire la correspondance d'Eliot avec Emily Hale dont il est dépositaire. Si ces lettres l'intéressent tant, c'est parce qu'elle imagine y trouver des détails sur la conversion d'Eliot à la religion anglicane qui lui permettraient de mieux comprendre la conversion de ses propres parents et surtout le mensonge dans lequel ils ont tenu leur fille.

Le roman se construit sur ces trois personnages et sur les Eliot dont la vie renvoie à l'existence de chacun. Le journal de Judith - qu'elle tient pendant son internement et jusqu'à son suicide - est un flash back intense qui nous plonge au coeur de son désarroi : nous n'aurions jamais dû le lire, pas plus que Matthias d'ailleurs. Ce dernier, en choisissant - en totale infraction avec ses obligations d'archiviste, mais en exauçant le voeu d'Eliot lui-même - de détruire les lettres d'Eliot à Emily Hale, accomplit un geste symbolique vis-à-vis de Judith.

C'est un roman envoûtant que rien ne peut vous empêcher de lire jusqu'au bout. Aussi haletant qu'un roman policier, aussi déchirant qu'une tragédie, aussi porteur de réflexion qu'un essai. Lorsqu'on pénètre dans l'univers de Matthias et Judith, on ne sait pas qu'on n'en ressortira pas indemne. Tout le récit concourt à notre fascination : la personnalité de chacun des membres du couple lui-même, leur amour des livres, aussi bien leur contenu que l'objet lui-même, et de la musique, l'histoire de leur famille respective, la psychose de Judith, l'irruption de Roberta, comme un double de Judith, la présence récurrente de la poésie d'Eliot qui scande chaque phase de ce récit, et la vie même du poète, comme un miroir de ce qu'ont vécu Matthias et Judith.

Martha Cooley entrecroise magnifiquement tous ces destins, et insuffle à chaque personnage une force particulière qui donne à ce roman une puissance peu commune. Longtemps encore, après avoir refermé le livre, Matthias et Judith sont à nos côtés, fantômes à la présence troublante et émouvante, avec leur cortège d'interrogations sur la mémoire, la responsabilité, l'indifférence, l'engagement et la peur.

Geneviève Duchemin
( Mis en ligne le 22/02/2000 )
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