Littérature
Romans & Nouvelles de Alain Monnier
Climats 2002 / 18 €- 117.9 ffr. / 258 pages
ISBN : 2841582094
On ne sait jamais de quoi hier sera fait
Survivance… Autant dire que le mot refroidit à la lecture d’un roman où l’immortalité devient le mode d’exploration privilégié du cauchemar. Si cette immortalité est un vieux fantasme humain, elle s’incarne ici dans la délirante épopée de la famille Fragier qui commence dans les années 1890. Ordivicien Fragier, utopiste mégalo, fonde au large des côtes chiliennes un royaume sur les 49 km² de l’île d’Auricanie, mélange d’Ile d’Elbe imaginaire et de flore amazonienne. Son fils, Ordivicien II, préfet résistant sous l’Occupation, et son petit-fils Ordivicien III, homme d’affaire enrichi grâce aux maisons de retraite, entraînent à leur tour le lecteur dans un fourmillement d’anecdotes et de micro-biographies. Avec OQ( Ordivicien Quatre), nous entrons dans un 21° siècle où la mort n’est plus qu’un «au-delà du nombre d’Avogadro» et où l’existence s’est définitivement résorbée dans les pixels de son image sur écran.
Alain Monnier opte ici pour une narration fragmentée qui multiplie les décrochages et les déconnexions. Cette audace formelle lui permet de tresser de façon dynamique et nerveuse les quatre générations du récit. Une tension extraordinaire naît alors de l’entrelacs de ces couches d’une histoire qui semble se recréer sans cesse. Un fameux proverbe russe pourrait illustrer le phénomène : «On ne sait jamais de quoi hier sera fait». Tout devient confusément subjectif à mesure que l’on passe dans l’ère du virtuel ; à son tour le passé vacille, change et trouble ses pages. Khrouchtchev, Mao, Castro et Elvis Presley se connectent sur votre vie. Ils vous matent, ils vous traquent, avec des millions d’autres cybernomades qui sont autant d’hommes « immortellement entretenus ».
L’authentique originalité de ce livre unique réside dans la mise à l’écart des resucées postorwelliennes et dans l’agilité d’une plume inimitable. L’auteur a su créer, à l’issue d’une histoire de famille, sa propre version d’une humanité «sans désir, libérée des tyranniques lois du vivant». Décrivant le stade où un tribunal peut imposer à tout individu l’obligation de se donner «les meilleurs conditions de vie possible», Alain Monnier a réussi dans l’humour ce que d’autres ont raté dans le cynisme. C’est pourquoi le lecteur pantois redoute déjà cet avenir monstrueux où la condition de mortel ne sera plus qu’un luxe…
Bertrand de Sainte Marie
( Mis en ligne le 11/11/2002 )
www.parutions.com
(fermer cette fenêtre)