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Littératureet Romans & Nouvelles  

Les Trois Vies de Lucie
de Iegor Gran
POL 2006 /  16.50 €- 108.08  ffr. / 160 pages
ISBN : 2-84682-130-5
FORMAT : 14, x 20,5cm

La deuxième vie d'Iegor Gran ?

Les tours de force du monde de la littérature sous contrainte sont toujours surprenants. On avait certes déjà vu des romans sans –e, des palindromes de plusieurs pages, des nouvelles écrites uniquement avec des phrases tirées de Balzac. Iegor Gran nous donne là une œuvre inédite à cette échelle. George Sand écrivait des lettres niaises qui révélaient toute leur signification quand on ne lisait qu’une ligne sur deux.

"Je suis toute émue de vous dire que j'ai
bien compris l'autre jour que vous aviez
toujours une envie folle de me faire
danser. Je garde le souvenir de votre
baiser et je voudrais bien que ce soit
une preuve que je puisse être aimée
par vous. Je suis prête à montrer mon
affection toute désintéressée et sans cal-
cul, et si vous voulez me voir ainsi
vous dévoiler, sans artifice, mon âme
toute nue, daignez me faire visite,
nous causerons et en amis franchement...
"

C’est un peu ce dont s’inspire Iegor Gran dans ce nouvel ouvrage qui marque une certaine rupture dans la production de l’auteur.

Expliquons de quoi il s’agit. André et Lucie sont des gens ordinaires. Ils sont mariés depuis quinze ans et n’ont plus grand-chose à se dire. Ce petit livre comprend trois partie : la première est judicieusement intitulée «gauche» (pp.9-45), la seconde «droite» (pp.49-85) et la troisième «ensemble» (pp.88-161). Mais les trois parties ne forment pas un volume. «Gauche» est une nouvelle en soi. Il en est de même de «droite» où apparaissent les mêmes personnages que dans «Gauche»... mais pas tout à fait. «Ensemble» est donc une troisième nouvelle ? Du point de vue de l’histoire, oui, mais pas pour le texte puisque «ensemble», c’est tout simplement le texte de «gauche» intercalé une page sur deux avec le texte de «droite». C’est déjà un tour de force mais Iegor Gran a raffiné la chose. Dans «gauche», André vote à gauche. Dans «droite» il vote à droite. Dans «gauche», Lucie et André ont un fils. Dans «droite», une fille. Dans «gauche» comme dans «droite», l’histoire se finit très mal. Comme son nom l’indique, «ensemble» se termine bien.

Grâce à des pages de 36 lignes, un très habile jeu sur les pronoms, le caractère vague de paraphrases servant à désigner les personnages ou la constatation que les mêmes mots sont utilisés pour décrire des actions aux antipodes l’une de l’autre (et un travail que l’on imagine crispant), cette torture chinoise de l’écrivain donne un résultat cohérent. Á l’inverse, on ne retrouve pas toujours l’humour noir, l’ironie acide de certains des premiers livres de l’auteur. Iegor Gran est en particulier l’auteur d’O.N.G. (Grand Prix de l’humour noir, 2003), d’Ipso facto (1998) et du Truoc-Nog (2003). Dans tous ces ouvrages, il renversait la logique de la société ou au contraire la poussait, l’accentuait jusqu’à l’absurde. Il en résultait des livres à la fois très drôles et très intelligents, portant à s’interroger sur les idées reçues et la «normalité» d’un fait ou d’un comportement. On retrouve ici son style mais, soit que le procédé l’ait bridé, soit que le thème soit plus banal, la force et la portée du livre sont ici sans doute moins grandes.

Rémi Mathis
( Mis en ligne le 29/05/2006 )
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