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Littératureet Romans & Nouvelles  

Jours de brume sur les hauts plateaux
de Alain Gerber
Fayard 2001 /  14.52 €- 95.11  ffr. / 180 pages
ISBN : 2213610258

L'Autre monde

Absurdité et dérision sont les deux caractéristiques principales d’Eleuthère, un poste dénué de tout intérêt stratégique perdu au nord de la Cochinchine où l’on maintient une garnison en vertu d’une "tradition" dont les fondements sont oubliés. L’officier qui en assure le commandement, Charles-Eugène Marceau, vient d’être nommé commandant peu avant sa mise à la retraite. Promu en même temps que relevé de ses fonctions, il dispose de six semaines pour préparer son départ et sa succession. Ces six semaines, à la fois interminables et d’une incommensurable densité, se resserrent dans ces quelque deux cents pages au gré de phrases aussi épurées que des sculptures de Giacometti.

Des événements sont pressentis, attendus, imaginés… mais ne surviennent pas. Si cette vacuité - comblée tant bien que mal par la seule faculté des hommes d’espérer à tout prix- évoque Le désert des Tartares, de Dino Buzzati, l’on ne saurait passer sous silence l’humour discret qui, de ses imperceptibles vibrations ici et là, atténue l'amertume inhérente aux rêves déçus et aux existences avortées. Et puis il y a Georges Viramyllis, le jeune aspirant plein de fraîcheur et de naïveté, dont le nom évoque la "merveille" issue du latin "mirabilia". Georges est un personnage lumineux car c’est à travers lui qu’Eleuthère – à l’euphonie délétère – va gagner une raison d’être, celle d’engendrer des hommes qui savent donner un sens à leur existence.

Presque constamment noyé de brumes, Eleuthère évoque l’Autre Monde de la tradition celtique, passage obligé de tout héros parcourant son chemin initiatique, et c’est bel et bien de cela qu'il s’agit pour Georges Viramyllis, qui apprend la vie à la fois sous la houlette de l’adjudant Chabarasse et grâce aux discours que lui tient Charles-Eugène Marceau. Dès lors, plus rien n’apparaît vain : lorsque le commandant Marceau s'en va, conscient de ses chimères, le "petit Georges" est un homme neuf, les brumes se lèvent enfin.

Eleuthère, en fait de place inutile en matière de stratégie militaire, se révèle être un lieu primordial sur le plan humain et Jours de brume sur les hauts plateaux, un roman initiatique. Ecrit d’une plume délicate, précise et sobre, nourri d’un absurde sans tragédie qui finit par s’abolir dans une certaine justification – l’apprentissage de certains des fondements de la condition humaine : l’amour, l’ouverture à l’autre, la conscience de son propre destin - ce texte aussi poli qu’un galet roulé dans les eaux d’un torrent nous touche d’autant plus profondément qu’il est épuré ; son optimisme feutré change notre regard sur l’existence.

Isabelle Roche
( Mis en ligne le 24/10/2001 )
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