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Littératureet Romans & Nouvelles  

Dernières lueurs
de Christina Mirjol
Mercure de France - Bleue 2008 /  16 €- 104.8  ffr.
ISBN : 978-2715228702
FORMAT : 12X18 cm

Date de parution : 25/08/2008.

Eclipse du soleil de minuit

Rares sont les auteurs qui élisent délibérément le thème de l'extrême vieillesse, observée pour elle-même. Les héros se doivent d'agir, d'entretenir la tension narrative, et qui mieux que la jeunesse peut satisfaire de telles exigences? N'est-ce pas elle qui est assez folle pour aimer, voyager, tuer ? Aussi, les personnages principaux peuvent bien sûr prendre de l'âge, ce qui coïncide d'ailleurs généralement avec la fin du livre, ou bien fouiller dans leurs souvenirs et profiter de l'ellipse du récit pour être, en réalité, jeunes à nouveau, mais il est peu fréquent de voir des vieillards occuper réellement le devant de la scène. Or, Cristina Mirjol prend ici la plume pour raconter les ultimes moments de Micheline, «quatre-vingt-huit ans et demi» (p.170).

On pourrait craindre qu'elle nous propose en guise de roman le spectacle d'une décrépitude arrivée à son terme, semant la description d'envolées pathétiques pour tenter, en vain, d'introduire un semblant de rythme dans le récit. Pourtant, le ton de Dernières lueurs n'a rien de celui qu'on emploie lorsqu'on veut faire pleurer dans les chaumières. S'il faut le présenter, c'est probablement la comparaison avec celui de Samuel Beckett dans Oh les beaux jours! ou Fin de Partie qui serait la plus à même d'en rendre compte.

D'ailleurs, quoique dans ce cas non-orthodoxe d'un point de vue strictement formel, Dernières lueurs peut probablement être considéré comme une pièce de théâtre. Les commentaires introductifs qui précèdent tous les chapitres (lesquels sont autant d'actes...) sont de fait des didascalies à peine déguisées : «30 JANVIER 2006, DEUX HEURES DU MATIN, LA CHAMBRE DE MICHELINE» (p.15), par exemple. Ces passages sont en lettres capitales au lieu d'être en italique mais cette différence n'obère pas la théorie d'une valeur signifiante commune, caractérisée dans les deux cas par une singularité typographique. Ils sont les seuls à être dits par un narrateur extérieur à l'histoire et ouvrent la voie à des successions croisées de logorrhées incontrôlables. Et, si les noms des individus en discussion, peu nombreux comme il se doit, ne sont pas affichés au-dessus de chaque réplique, la répétition, à la fin de chaque phrase de «dit Micheline», «dit Joseph», son mari, «dit Annie», sa fille, donne aux interlocuteurs la même omniprésence dans le discours, provoque la même incarnation du personnage dans les mots qu'il profère.

Par ailleurs nous nous trouvons dans des circonstances que n'aurait pas reniées un apôtre du théâtre classique : unité de temps (tout se passe en une dizaine d'heures), de lieu (l'action se déroule pour l'essentiel dans l'appartement de Micheline, et dans tous les cas à l'intérieur des limites de la ville) et d'action (tout est centré sur le «départ» de la vieille dame) sont respectées. La bienséance est sans doute légèrement plus malmenée, puisqu'après tout il s'agit des derniers instants d'une vieille dame, de sa souffrance au moment de subir les analyses médicales parce qu'elle n'arrive pas à transvaser son «peu de pipi» de la bassine au pot de confiture (p.115), de ses pauvres pieds crevassés jusqu'aux cuisses, de la mort qui plonge subitement tout au fond de ses yeux bleus. Mais les termes sont bien polis, bien assez décents pour être ceux d'une grand-mère modèle, et c'est la représentation sur scène de la mort qui était interdite, non son évocation. Or c'est seule qu'elle meurt, entre l'affolement de sa fille dans l'autre pièce, l'hypermyopie de son mari et la lenteur du SAMU. En coulisses, en quelques sorte.

Les tirades sont tourmentées et absurdes, comment autant de soliloques très modernes, jouant de la répétition, des césures introduites par les nombreuses virgules, des variations minimes et progressives de l'angle du regard porté sur un même objet. Il est très difficile de savoir si les mots sont prononcés à voix haute, si les phrases qui se suivent sont contemporaines les unes des autres, s'il y a un interlocuteur susceptible de les entendre. Joseph est-il là tout au long de cette ultime journée? Annie est-elle là, elle aussi? C'est l'écriture qui rend l'évocation de Beckett incontournable, au moins autant que la situation des personnages en présence. Car si, bien entendu, Fin de partie peignait, à côté de l'indescriptible relation de Hamm et Clov, celle de Nell et Nagg, les très vieux parents de Hamm, si Oh les beaux jours ! peut se lire comme une représentation de la dépendance qui lie Winnie et Willie après tant d'années de mariage, une interprétation de l'étrange mélange entre solitude et vie à deux, du poids du temps qui charrie les corps en ignorant leurs dénégations farouches, Dernière lueurs est plus tendre, moins illuminé. Peut-être Christina Murjol cherche-t-elle également moins à proposer une vision de la vie globale, et s'attache-t-elle plus spécifiquement à son sujet, la vieillesse. Elle aime ses personnages.

Le lecteur est immergé dans un monde bizarre à tous abords. Un monde où la conversation va chercher, par-delà l'indigence de son fond, des trésors de tendresse, de dévouement, où les gestes sont empreints d'une infinie délicatesse. On pense en lisant ce livre à Nagg qui essaie de donner son bout de biscuit à Nell, chacun dans sa poubelle. La préoccupation de Winnie, inquiète du risque d'insolation que le temps sans nuage fait courir à son mari resurgit comme un écho muet aux angoisses de Joseph qui aimerait tant voir Micheline se couvrir comme il faut. Et Willie obéissant avec une confiance aveugle à sa femme, qu'il aime, suppose-t-on, rappelle aussi la fidélité admirative que suscite Micheline chez son mari, chez qui la cécité prend l'aspect d'une réalité physiologique. Mais tant de sollicitude ne prouve finalement que l'attachement : n'est-ce pas si naturel après avoir partagé une vie ? Et, à l'heure du grand départ, Micheline se prend à songer : «J'aurais dû divorcer» (p.80). C'est pourtant parfaitement incongru car, comme le lui fait remarquer sa fille, «c'est mieux à deux quand même!... Vous vous aidez quand même!... D'habitude. Oui. À deux. Vous vous aidez. C'est quand même mieux, enfin» (p.81).

Cependant, l'affectueuse entraide se conjugue sans difficulté à un égocentrisme sordide, pour inconscient qu'il soit. Il est d'autant plus complexe de déterminer la nature véritable de la relation de ces gens qui ont vécu dans l'ombre l'un de l'autre tant de décennies durant que l'épreuve des faits est ambiguë. Est-ce que renoncer à une croisière en célibataire parce qu'on a peur que son mari prenne froid, qu'il perde son bonnet, est-ce que c'est une preuve d'amour ? Est-ce que couper les ongles de pieds de sa femme est un moyen d'entretenir la flamme de la passion ? Est-ce qu'on ne se rogne pas les ailes en s'accrochant ainsi l'un à l'autre ?

En effet, le thème principal de Dernières lueurs, c'est le voyage. Il y a le voyage prévu depuis quelques mois et portant en lui le rêve d'une vie : l'embarquement sur un navire de luxe vers le Pôle Nord ; il y a le voyage de la vie, cette façon qu'elle a eu de marquer, soumettre à son joug, brimer le vieux couple, leur faisant ainsi payer une sorte de droit de passage ; la séparation envisagée qui les aurait envoyés suivre chacun son chemin ; et puis surtout, le voyage vers l'inconnu que représente la mort. Les quais apparaissent tout au long du roman, promettant un ailleurs auquel seul le dernier d'entre eux donnera véritablement accès, mettant les autres face au vide laissé par l'absente.

Micheline était vivante jusqu'à la fin, c'est la tautologie que consacre avec talent Dernières lueurs. Comme la jeunesse, elle savait aimer, voyager, et mourir sinon tuer.

Aurore Lesage
( Mis en ligne le 25/08/2008 )
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