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Littératureet Classique  

Le Sujet de l’empereur
de Heinrich Mann
Grasset - Cahiers Rouges 2014 /  11.90 €- 77.95  ffr. / 438 pages
ISBN : 978-2-246-81140-4
FORMAT : 12,0 cm × 19,0 cm

Paul Budry (Traducteur)

Clochemerle sur le Rhin

L’Allemagne fin XIXe : à Netzig, le fils unique du papetier Hessling, Didier, commence sa vie de fils gâté, d’écolier médiocre, d’étudiant alcoolisé puis de soldat tire-au-flanc avant de s’engager enfin dans la vie, la vraie, avec la succession de son père à la tête de l’entreprise familiale. Il pourrait – il voudrait – être un jeune capitaine d’industrie, un Félix Krull de la papeterie qui, un jour, dominera la ville de sa puissante personnalité, comme son modèle et rival, le «vieux Buck», vétéran de 1848 et nationaliste libéral.

Mais le jeune monsieur Hessling croit beaucoup plus en la politique – et ses divers trafics - qu’au travail. C’est donc en tant que loyalissime sujet de l’empereur qu’il s’inscrit dans la vie de Netzig, agitant les uns contre les autres, proclamant partout et avec fureur ses convictions impériales et nationalistes, plastronnant – la moustache relevée comme son idole – dans les tavernes jusqu’à déclencher de mini cataclysmes dans une ville qui ronronnait gentiment. De petites manigances en rumeurs assassines, Hessling se révèle un Machiavel au petit pieds, capable de faux et d’usage de faux, toujours fort avec les faibles et faible avec les forts. Parviendra-t-il à conquérir ce que tout bon bourgeois local ambitionne : une position sociale inexpugnable et la considération de la populace ?

Il y a des abîmes dans la médiocrité, et Didier Hessling, le héros de ce roman, s’y complaît avec une certaine majesté, pour le plus grand plaisir du lecteur. Heinrich Mann, frère de Thomas Mann, s’il est le moins connu de la fratrie littéraire, n’en est pas le moins plaisant à lire, et avec ce Sujet de l’empereur, l’amateur de personnalités outrées et de Clochemerle en version allemande sera comblé. Tout à la fois orgueilleux et complexé, agressif et lâche, méprisant et obséquieux, Hessling est une sorte de Tartarin assez réjouissant, qui, de bravades en provocations politiques, mène son lecteur dans la vie politique et sociale d’une petite ville allemande à la veille de la Grande Guerre.

Avec lui, on s’insinue dans la bonne société, on fréquente quelques salons et plusieurs tavernes, on découvre les petits secrets des élites locales et leurs rivalités sur fond de politique. Le marché du mariage et celui des fonctions politiques se mélange, on court la dot et on rivalise pour un beau parti, qu’importent les sentiments. Et surtout, on fait le bravache, on pérore sur la grandeur de l’empereur et la perfidie des libéraux et socialistes, on règne sur la famille et les employés comme on aimerait régner sur la ville… Didier Hessling campe un double caricatural de Guillaume II !

Avec cette satire très drôle et sans temps mort du nationalisme allemand à la veille de la guerre, Heinrich Mann livre un roman jubilatoire, qui rappelle La Conjuration des imbéciles de Kennedy Toole. Hessling, double bourgeois de Guillaume II, est en quelque sorte le personnage odieux que l’on aime détester et dont on finit par apprécier les impairs, les excès, les bravades en attendant l’excès à venir.

Une réédition bienvenue, d’une satire à l’humour corrosif, pour les amateurs de guerres picrocholines et de Tartarins nationalistes.

Gilles Ferragu
( Mis en ligne le 16/06/2014 )
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