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Entretien avec Bruce Machart - Le Sillage de l'oubli (Gallmeister, Janvier 2012)



- Bruce Machart, Le Sillage de l'oubli, Gallmeister (''Nature Writing''), Janvier 2012, 334p., 23,60 €, ISBN : 978-2-35178-049-7


Entretien avec Bruce Machart

Paru en début d'année aux éditions Gallmeister, Le Sillage de l'oubli de Bruce Machart a été accueilli par une presse enthousiaste qui a salué un événement littéraire majeur. L'une de nos collaboratrices a pu s'entretenir avec le romancier américain venu en France au mois de mai rencontrer ses lecteurs dans plusieurs librairies de l'Hexagone et participer au festival Etonnants Voyageurs de Saint-Malo.


Parutions.com : Vous avez choisi de situer l'action de votre premier roman sur une période qui s'étale de 1895 à 1924, dans un comté rural du Texas où s'enracine votre histoire familiale. Vous-même n'avez pas grandi à la campagne mais à Houston, et pourtant, à vous lire, on a l'impression du contraire. Comment êtes-vous parvenu à décrire de façon aussi forte et convaincante une vie rurale dont vous n'avez pas l'expérience ? Cela a-t-il exigé de nombreuses recherches ?

Bruce Machart : En fait, j'ai passé beaucoup de temps à la campagne pendant les vacances ou à l'occasion de réunions de famille ; j'avais donc cette expérience sensorielle ce qui est sûrement le plus important. J'ai aussi eu la chance de pouvoir travailler avec une toute petite bibliothèque où j'ai découvert des ressources fabuleuses. Il y avait dans les années où se déroule mon roman quatre ou cinq journaux dans le comté. Je m'y suis plongé et y ai trouvé des renseignements concrets très utiles tels que le prix du pain ou le nom des magasins par exemple. Et puis ils m'ont permis d'intégrer véritablement la langue parlée à l'époque.

Parutions.com : Le roman raconte l'histoire de Karel, quatrième et dernier fils de Vaclav Skala, un fermier d'origine tchèque. La mère de Karel, Klara, meurt en lui donnant la vie. Cette mort anéantit Vaclav qui s'enferme dans sa douleur et adopte envers ses fils un comportement brutal. L'idée vient d'une histoire vraie que votre père vous a racontée lorsque vous étiez jeune mais que vous n'avez pas crue. Pour quelle raison ?

Bruce Machart : Cette histoire de garçons que leur père oblige à tirer une charrue à la place de chevaux ou de mulets me semblait d'une cruauté incroyable et d'une brutalité quasiment médiévale. La pauvreté ne peut constituer une explication à ce genre de comportement, il s'agit là de pure méchanceté, une méchanceté qui se répète quotidiennement de la part d'un père envers ses fils et cela je ne pouvais y croire. C'est par contre un grand défi pour un écrivain de rendre crédible une telle histoire. Je voulais que mes lecteurs parviennent à y croire et moi aussi par la même occasion !

Parutions.com : Le roman conduit Karel de la naissance à l'âge adulte selon une construction particulière qui va et vient entre trois séquences temporelles, février 1895 (la naissance de Karel), mars 1910 (où il perd une course de chevaux capitale) et décembre 1924 (lorsque Sophie, son épouse, donne naissance à leur troisième enfant mais leur premier fils). Cette structure non linéaire fait magnifiquement écho à l'un des thèmes principaux du roman, la rencontre du passé et du présent, cette idée qu'arriver à accepter le poids de la culpabilité signifie se pardonner à soi mais aussi pardonner aux autres. Avez-vous envisagé une autre structure ou bien était-ce votre choix de départ ?

Bruce Machart : En fait, j'ai commencé par écrire des passages qui se déroulaient en 1910 et puis soudain je me suis projeté plus avant dans le temps car j'avais besoin d'imaginer Karel adulte pour mieux comprendre ce qu'il lui était arrivé lorsqu'il était plus jeune, et puis ensuite j'ai travaillé les deux chapitres sur la naissance de Karel, que j'ai décidé de placer au début et à la fin du roman. Ce passage constant d'une période à une autre répondait à mon besoin de comprendre mon personnage, c'était donc purement pragmatique de ma part mais plus j'ai avancé dans l'ébauche, plus je me suis rendu compte que c'était en fait, chose merveilleuse, mon subconscient qui me guidait depuis le départ. Car en effet, lorsqu'il m'est apparu que ces notions de réconciliation, de confluence entre passé et présent, de culpabilité et de pardon, constituaient véritablement la base du roman, il m'a semblé évident de conserver cette structure. J'ai aussi commencé à manipuler intentionnellement les temps, ce qui se rapporte à 1910 est écrit au présent alors que pour 1924, j'ai choisi le passé, l'inverse bien sûr de ce à quoi on pourrait s'attendre !

Parutions.com : Au milieu du roman se niche un chapitre profondément émouvant qui se déroule, lui, en mai 1898. Vous l'avez par définition placé dans une position centrale. Quelle signification lui accordez-vous ?

Bruce Machart : J'avais cette partie en tête dès le départ mais je ne savais pas si j'arriverais à l'insérer dans le livre. Choisir ce que l'on laisse de côté, c'est aussi le travail de l'écrivain. Arrivé aux deux tiers du roman, je me suis dit que le lecteur aimerait sans doute comprendre davantage le personnage de Vaclav, pourquoi il se montre aussi cruel, pourquoi il ne parvient pas à partager son chagrin avec ses enfants et ne peut se montrer que violent envers eux. Il est vrai qu'il vient d'une culture où les hommes ne partagent pas leurs émotions qu'ils se doivent de cacher et de garder enfouies en eux. J'ai alors décidé d'écrire cette scène pas facile car chargée d'émotion. Il se trouve que c'est le chapitre préféré de ma mère et de ma fiancée, entre autres ; j'ai donc bien fait de l'écrire !

Parutions.com : C'est en effet l'un des rares moments où le lecteur peut percevoir l'humanité de Vaclav. Quelque chose frappe d'ailleurs chez beaucoup de vos personnages masculins. Malgré la brutalité et la dureté dont ils font preuve, il reste toujours en eux une petite étincelle d'humanité. Imaginer un personnage totalement mauvais vous semble-t-il inconcevable ?

Bruce Machart : Concernant l'humanité de Vaclav, je regrette que beaucoup de lecteurs américains ne la perçoivent pas et le jugent donc très mal. Même si je reconnais ses défauts, c'est un personnage que j'aime autant que les autres. Il est brisé, son cœur est brisé. Des exemples de personnages entièrement mauvais, il en existe dans la littérature mais pour moi il est inconcevable d'en imaginer un car je suis d'abord profondément réaliste même si mon réalisme est par ailleurs teinté d'un certain romantisme. Je ne crois pas au mal absolu chez quelqu'un, je n'ai jamais rencontré de démon comme je n'ai jamais rencontré d'ange. Certains êtres humains tendent simplement davantage vers le bien et d'autres vers le mal. Seul un esprit malade pourrait produire ce mal absolu.

Parutions.com : Dans l'univers violent et conflictuel que vous décrivez, comment définissez-vous le rôle de vos personnages féminins ?

Bruce Machart : Il est capital. Même si le protagoniste est sans conteste Karel, c'est l'absence du personnage féminin principal qui est le moteur du roman. Je voulais montrer des personnages féminins relativement complexes et de différentes sortes. Je trouve que chez les romanciers américains les personnages féminins sont souvent trop simples et ne reflètent pas assez l'intelligence des femmes, leur force tranquille et leur pouvoir de réconfort. Il y a dans le roman cette réplique de l'un des jumeaux qui dit que les femmes ne sont jamais assez payées pour ce qu'on leur prend. En lisant ces lignes, l'un de mes amis m'a téléphoné pour me demander quand j'étais devenu féministe !

Parutions.com : Sophie aide Karel à surmonter ses démons et accepte beaucoup de choses de sa part. Ne peut-on pas la considérer comme un personnage entièrement bon ?

Bruce Machart : Elles est en effet adorable et fondamentalement bonne mais de là à considérer qu'elle l'est entièrement et qu'elle n'a pas de défauts, je ne sais pas. Il y a aussi chez elle de l'impatience, de la colère et Karel en fait parfois les frais lorsqu'il lui ment sur son infidélité par exemple. Remarquez, on ne peut pas la blâmer sur ce point ! Sophie est une belle personne qui me rappelle certaines femmes merveilleuses de ma famille. Le monde aurait sans conteste besoin de plus de Sophies !

Parutions.com : La Nature est omniprésente dans le roman, êtes-vous d'accord sur le fait qu'elle est bien plus qu'un simple décor ?

Bruce Machart : Bien sûr. Eudora Welty, qui fait partie de mes écrivains préférés, a écrit un très bel essai sur le rôle du lieu dans la fiction et le sentiment d'appartenance qui lui est lié. Elle y explique que personnages et lieux ne peuvent pas être dissociés. Je pense moi aussi que l'endroit d'où nous venons influence notre vision du monde et j'aime beaucoup l'idée que nous le portons en nous, même lorsque nous sommes ailleurs.

Parutions.com : Les éditions Gallmeister, qui vous publient en France, se consacrent exclusivement à la littérature américaine. Le Sillage de l'oubli fait partie d'une collection intitulée ''Nature Writing''. Quelle est votre définition du terme et pensez-vous que votre roman lui corresponde ?

Bruce Machart : Le fait d'appeler cette collection ''Nature writing'' permettait, je pense, à M. Gallmeister de créer une sorte de marque. Le terme n'a pas en France la signification bien définie qu'il possède aux États-Unis où il désigne principalement des ouvrages que nous classons sous le vocable de ''non fiction''. Le début de ce courant remonte à Thoreau et son célèbre Walden ; il s'agit donc souvent d'essais qui relatent des expériences personnelles d'une vie au contact de la nature. Le récit autobiographique de Pete Fromm paru également dans la collection ''Nature Writing'' correspond bien à la définition américaine. Mais la vision de M. Gallmeister est plus large, il cherche aussi des histoires qui parlent de grands espaces, du sentiment d'appartenance, de l'importance du monde sensoriel, et franchement je trouve que mon roman entre très bien dans sa vision tout comme d'ailleurs le prochain et plusieurs de mes nouvelles.

Parutions.com : De nombreux critiques vous ont comparé à William Faulkner. Vous sentez-vous proche de ses thèmes et de son écriture ?

Bruce Machart : De ses thèmes, oui. Les très grands romans de Faulkner traitent de problèmes universels. Tandis que j'agonise par exemple est une histoire biblique qui raconte une quête mais le véritable sujet en est la subjectivité de la vérité. J'ai très certainement aussi été influencé par ses phrases. Par contre, pour ce qui est de la structure, il en va autrement. Faulkner est un écrivain moderniste qui aime obscurcir afin de renforcer son propos, je suis beaucoup plus réaliste.

Parutions.com : Le bestiaire de Faulkner est très riche, le vôtre également. Dans les deux cas, les chevaux ont une importance primordiale. Que représentent-ils dans votre roman ?

Bruce Machart : Bien plus que des bêtes de somme. Nous ne pensons pas aux chevaux comme nous pouvons penser aux cochons ou aux vaches, ils provoquent chez l'homme une empathie particulière. Et puis, il y a cette tradition dans la littérature rurale américaine, qu'elle vienne du sud comme chez Faulner en effet ou bien de l'ouest. Les chevaux y sont des symboles archétypaux, ils représentent la persévérance, la force, l'intelligence et la beauté. Une sorte de perfection, que le cheval soit d'ailleurs un mâle ou une femelle. On peut d'ailleurs aussi les voir comme une merveilleuse incarnation de la masculinité et de la féminité réunies.

Parutions.com : Le souffle lyrique qui se dégage de votre roman ne faiblit jamais. Y a-t-il tout de même des scènes pour lesquelles garder cette intensité vous a posé davantage problème ?

Bruce Machart : Beaucoup ! Parmi les plus difficiles à écrire, je dirais la scène d'amour entre Karel et Graciela. C'est très compliqué d'écrire une scène d'amour intense sans tomber dans le mélodrame d'un goût douteux. J'avais aussi en tête cette distinction attribuée chaque année par le quotidien britannique The Guardian pour la scène d'amour physique la plus mal écrite de l'année, et je n'avais pas du tout envie de figurer au palmarès ! L'amour nous rend vulnérables et écrire sur l'amour me procure ce même sentiment de vulnérabilité. Les scènes de courses de chevaux n'ont pas non plus été faciles en raison du rythme lent que je souhaitais leur donner. Une course est par définition rapide or je voulais au contraire les faire durer, en détailler tous les instants pour que le lecteur puisse les savourer.

Parutions.com : Lorsque vous écrivez, vous imposez-vous un rythme ou bien travaillez-vous au gré de votre inspiration ?

Bruce Machart : J'ai besoin de savoir que je vais pouvoir travailler plusieurs jours d'affilée selon un rythme régulier sinon je ne m'y mets pas. Je me lève à cinq heures du matin et je travaille en général trois heures avant que le soleil ne se lève. Pour moi, l'écriture s'apparente à un rêve éveillé, je passe donc naturellement d'un rêve endormi à un rêve éveillé. Quand à huit heures je suis satisfait de ce que j'ai fait, je sais que je vais passer une bonne journée !

Parutions.com : Lors de sa sortie aux États-Unis en 2010, Le Sillage de l'oubli a reçu un accueil critique particulièrement élogieux. L'avez-vous ressenti comme stimulant ou intimidant ?

Bruce Machart : Les deux. J'ai commencé à écrire au début des années quatre-vingt-dix et tout à coup arrivait la récompense d'une vingtaine d'années de travail. Au départ j'avais donc l'impression d'obtenir ce dont j'avais toujours rêvé et j'étais très heureux. Je pensais que j'avais écrit un bon livre mais de nombreux livres de qualité passent totalement inaperçus ; j'étais donc aussi conscient de la chance que j'avais. Ensuite, j'ai fait une grosse tournée de promotion, dix-sept villes au total, et paradoxalement, malgré les belles critiques, je n'étais pas forcément toujours confiant. Je me souviens m'être terriblement inquiété par exemple avant une étape dans une ville où aucun journaliste n'avait chroniqué mon roman. Pendant des mois, j'ai donc été absorbé par la carrière de mon livre et il m'a fallu du temps pour me dire : ''voilà, c'est bon, il est temps de penser au prochain !''

Parutions.com : Votre second livre, Men in the Making (à paraître chez Gallmeister en 2014) est un recueil de nouvelles que vous avez d'ailleurs écrites avant Le Sillage de l'oubli à l'exception de l'une d'entre elles. Est-il aussi difficile d'écrire une excellente nouvelle que d'écrire un excellent roman ?

Bruce Machart : Oui, même si l'exercice est évidemment très différent. Écrire une belle nouvelle, c'est comme écrire un beau poème, il n'y a aucune place pour le superflu, chaque mot compte et doit révéler quelque chose sur un personnage ou faire avancer l'action ; le défi se situe donc là. Dans le cas d'un roman, le défi est complètement différent. En ce qui me concerne, je commence une histoire et je ne sais pas du tout comment elle va évoluer et s'achever, je ne suis même pas conscient de son véritable sujet. Il me faut beaucoup de temps pour le découvrir alors qu'avec une nouvelle, le délai est beaucoup plus court. Cela implique donc une bonne dose d'incertitude et nécessite une foi certaine.

Parutions.com : À ce propos, vous travaillez actuellement sur un second roman. Pouvez-vous nous en dire quelques mots ?

Bruce Machart : Cela n'est pas facile car j'en suis pour l'instant à l'étape dont je viens de parler, c'est-à-dire que je ne sais pas du tout à quoi ce roman va ressembler ! Mais il va parler de la vérité subjective. Je pars d'un fait divers que j'ai lu dans un mensuel texan et qui possède un potentiel dramatique digne d'une tragédie grecque. C'est l'histoire d'un jeune garçon de dix-huit ans, un peu à la dérive, qui tue accidentellement sa ravissante et populaire sœur cadette. Dans Le Sillage de l'oubli, c'est un bébé qui porte la responsabilité de la mort de sa mère ; nous avons là une situation différente : votre enfant est responsable par négligence de la mort de votre autre enfant. Comment des parents peuvent-ils réagir à cela ? J'imagine donc ce couple des années après le drame, le père repense à sa vie et se plonge dans ses souvenirs et puis dans le même temps il se rend compte que sa femme est en train de perdre la mémoire, il entreprend alors de lui raconter la vie qu'ils ont eue. Des histoires à la troisième personne parce qu'il pense ainsi tester sa mémoire et il se trouve que parfois elle se souvient de choses qu'il a oubliées. La manière dont fonctionne la mémoire est un thème fascinant, mon roman va aussi parler de cela.

Parutions.com : Vous êtes également professeur d'université, chargé de cours de ''creative writing'' et de littérature américaine contemporaine. Si vous aviez la possibilité d'enseigner un courant dans la littérature européenne, que choisiriez-vous ?

Bruce Machart : Je choisirais la poésie romantique même si cela peut à première vue sembler loin de ce que je fais. J'adore les poètes romantiques et victoriens, Keats, Wordsworth, Browning, et je crois vraiment qu'ils m'influencent dans ma façon d'écrire. Cela me permettrait de me replonger dans une époque qui me passionne.

Parutions.com : Une dernière question que vous avez dit souhaiter que l'on vous pose et à laquelle vous n'avez pas encore répondu. Comment se fait-il que vous soyez devenu aussi beau et aussi intelligent ?

Bruce Machart : (éclats de rire) C'est très gentil, merci !


NDLR : Merci à Marie-Anne Lacoma des éditions Gallmeister et à Bruce Machart bien sûr pour sa grande disponibilité.

Entretien mené en anglais le 25 mai 2012 et traduit par Florence Bee-Cottin
( Mis en ligne le 11/06/2012 )
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