L'actualité du livre
Littératureet Entretiens  

Un entretien avec Jacques Laurent - de l'Académie française



Ce vice impuni, la bonté

En 1953, Jacques Laurent créait La Parisienne, revue aventureuse, jeune et insolente à l'occasion. Un dessin de Cocteau ornait la couverture. Seuls mots d'ordre: l'indépendance d'esprit et la qualité littéraire. C'est tout naturellement qu'il demanda sa collaboration à Marcel Aymé.

Paru.com: Marcel Aymé a-t-il immédiatement accepté d'écrire dans La Parisienne ?

Jacques Laurent : Oui. D'ailleurs, il se sentait très bien dans la revue. Il nous disait: "Il est rassurant pour moi de savoir qu'il existe un endroit où je peux raconter n'importe quoi."

Paru.com: Vous lui offriez un espace de liberté qu'on apprécierait beaucoup aujourd'hui encore. Vous souvenez-vous quelle était sa réputation parmi ses confrères de l'époque?

Jacques Laurent : Les écrivains de l'époque étaient de gauche pour la plupart. Et comme ils considéraient que Marcel Aymé était de droite parce qu'il avait publié je ne sais quel feuilleton sous l'Occupation, ils le regardaient un peu de travers, et même avec un certain mépris, ce qui est tout de même ahurissant quand on songe à la stature de l'écrivain. Je me souviens en particulier que François Mauriac me disait : "Pourquoi perdez-vous votre temps à lire du Marcel Aymé?" Les choses ont évolué ensuite. Ce que Marcel Aymé a publié pendant la guerre n'avait rien de politique. Et d'abord, un écrivain ne peut pas s'empêcher d'écrire. Un écrivain, c'est aussi quelqu'un qui mange, qui boit, et qui a donc besoin de gagner de l'argent.

Paru.com: On a fait le même reproche à d'autres artistes, à Audiberti, par exemple...

Jacques Laurent : C'est exact. D'ailleurs, en 1950, Audiberti et Marcel Aymé, chacun à sa manière, étaient des marginaux. J'ai bien connu Audiberti, mais je ne sais pas si lui-même connaissait Marcel Aymé. Il faut dire que ce dernier vivait un peu dans son cocon. Il restait dans son quartier, là, sur la butte Montmartre. Cela dit, il était un peu absurde de classer Marcel Aymé tellement à droite, parce que si quelqu'un s'est moqué de la famille, de l'armée, de la religion, c'est bien lui ! Seulement voilà, si on n'était pas marxiste à l'époque, si on n'était pas sartrien, eh bien, on était classé à droite. Malgré son nom, Marcel Aymé n'était pas apprécié par tout le monde, loin de là.

Paru.com: Il avait pour habitude de fréquenter les cafés de la Butte. Il trouvait là une ambiance populaire qui lui plaisait et dont il a d'ailleurs nourri certains passages de son oeuvre...

Jacques Laurent : La place des Abbesses, les bistrots. Il allait écouter les gens. Il parlait très peu. II écoutait, et c'est pour ça que ses dialogues sont si naturels. C'était un homme d'une grande bonté, ce qui n'est pas une qualité (ou un vice !) très répandu dans la profession. Je vais vous donner un exemple de ce qu'il pouvait faire. De temps en temps, il venait dans un bar qui n'existe plus aujourd'hui, le Pont-Royal, juste à côté des éditions Gallimard et de la Table Ronde. Il savait qu'Antoine Blondin fréquentait l'établissement et qu'il avait toujours une ardoise à régler. Alors, de temps en temps, il demandait au barman : "Combien vous doit Blondin ?" Si le barman lui disait : "M. Blondin me doit dix francs", eh bien, Marcel Aymé donnait huit francs seulement. Il ne payait pas tout afin que Blondin n'ait pas l'impression qu'on lui avait fait la charité. Lorsque Blondin arrivait et demandait : "Où en est mon ardoise?", on lui disait : "Vous me devez deux francs." Deux francs, Blondin pouvait les régler sans difficultés. Eh bien ça, c'est d'un tact de la part de Marcel Aymé ! C'est tout l'homme qui est dans cette anecdote. Et Blondin sera mort sans même savoir que Marcel Aymé réglait ses ardoises ! Cette histoire, c'est évidemment le barman qui me l'a racontée, pas Marcel Aymé.

Paru.com: Quel type de relations avait Marcel Aymé avec des écrivains plus jeunes, comme vous-même ?

Jacques Laurent : Marcel Aymé devait effectivement avoir un certain nombre d'années de plus que moi. Je l'avais connu par la lecture, vers 1936, quand j'avais seize ans. Mais vous savez, j'ai beaucoup fréquenté Paul Morand ou Chardonne, qui avaient vingt ou trente ans de plus que moi sans du tout faire attention à leur âge. A cette époque, j'ai l'impression qu'on faisait moins attention à ces questions qu'aujourd'hui. D'ailleurs, j'ai été étonné que dans presque tous les articles sur mon dernier livre on parlât de mon âge ! L'âge d'un écrivain n'a aucune importance.

Paru.com: Et la dernière image que vous garderez de Marcel Aymé, quelle est-elle ?

Jacques Laurent : Mon dernier souvenir de Marcel Aymé. Eh bien, on jouait une pièce de lui. C'était à côté de la Madeleine, je crois. Il y avait un bistrot en face du théâtre, et j'y étais entré vers minuit pour donner un coup de téléphone. Je savais que la pièce avait été un four, et Marcel Aymé était là, seul, assis à une table et se tenant la tête dans les mains. J'ai hésité. Je me suis dit que je devrais aller lui taper sur l'épaule et boire un verre avec lui. Puis, j'ai pensé qu'il se sentirait peut-être un peu humilié et qu'il valait mieux que je ne le fasse pas. Maintenant, je le regrette parce que c'est la dernière fois que j'ai vu Marcel Aymé.

Propos recueillis par Patrick Lienhardt et Serge Sanchez en novembre 1998 (Photo: ©Jung)
( Mis en ligne le 10/08/2002 )
Droits de reproduction et de diffusion réservés © Parutions 2024



www.parutions.com

(fermer cette fenêtre)