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Littératureet Récits  

Mort d’un silence
de Clémence Boulouque
Gallimard - Folio 2004 /  4.70 €- 30.79  ffr. / 128 pages
ISBN : 2-07-076832-5
FORMAT : 11x18 cm

Edition originale : janvier 2003 (Gallimard).

In memoriam

Impossible, à même pas dix ans, de comprendre le monde adulte. Quand la petite Clémence apprend que son père va prendre de nouvelles fonctions et intégrer la chambre antiterroriste, elle est en vacances en Autriche avec ses parents. A son retour, ses J’aime Lire de l’été l’attendent, fidèles au poste. En septembre, des bombes éclatent dans Paris. On confie le dossier à Gilles Boulouque. Fin septembre, la petite famille repart en Autriche. «Les attentats m’effrayaient finalement bien moins que le décollage de l’avion.» C’est quelques semaines après que, pour la petite fille, les choses commencent à prendre un tour étrange : on lui explique que des gardes du corps vont assurer la sécurité de son père. Par précaution. A mesure que l’enquête avance, il devient de moins en moins présent. En mars ont lieu les arrestations des membres du réseau Fouad Ali Saleh et le juge commence à être médiatisé. «Tout était déjà anormal ou allait le devenir à jamais, pourtant flottait encore une sorte d’incrédulité.» Puis vient l’affaire Gordji. Employé de l’ambassade d’Iran en France, Wahid Gordji refuse pendant plusieurs semaines de comparaître devant le juge. La crise conduira à la rupture des relations diplomatiques entre la France et l’Iran. Cet été-là, pour Clémence, la crise politique est surtout synonyme d’un départ en vacances sans cesse reporté… Gordji accepte finalement d’être interrogé. Soupçonné d’être impliqué dans les attentats, il ressortira pourtant libre du bureau du juge et sera expulsé en Iran. La presse flaire une manoeuvre politique visant à négocier la libération des otages français prisonniers au Liban. «Si Gordji était une monnaie d’échange, le juge devenait un pantin. […] C’est peut-être ce dimanche soir que la douleur a déferlé. Les jours ont défilé. Le visage de mon père avait ce teint translucide de pâleur.»

La douleur ne cessera jamais de s’amplifier dans les années qui suivront. Ni la peur, ni les menaces, ni les gardes du corps. Jusqu’à ce soir du 13 décembre 1990 où une autre douleur prendra violemment la place de tout ce qui, pour la petite fille, n’aurait pas dû exister. Et voilà l’absence. «Tout tournait tellement, autour de moi. Tout, et surtout ce sentiment tenace d’avoir supporté tant de peurs, tant de contraintes, tant de petites égratignures et de frustrations pour en arriver là, sans savoir pourquoi. Etre laissés seuls.» Le livre de Clémence Boulouque n’est ni une confession intime, ni un portrait du père disparu, ni un brûlot contre ceux par qui le malheur est arrivé. Onze ans après le drame, elle trouve simplement les mots pour évoquer son histoire, l’histoire de la fin des années 80, et renouer avec sa mémoire. La nôtre souvent fait défaut. Si on se souvient de la vague des attentats sanglants à Paris en 1986, on se rappelle plus rarement le nom du juge saisi de l’affaire et sa fin tragique. «Mon père a eu le destin de tous ceux qui font l’actualité mais ne marquent pas l’histoire, une existence brève puis soufflée.» Mort d’un silence vaut aussi pour cela : nous donner indirectement à réfléchir sur la valeur de l’information et sur sa médiatisation, si dense au moment des faits, et qui a une telle propension à l’évaporation… Mais là n’est pas d’abord le propos de Clémence Boulouque : «Je ne parle que de cela. De mes yeux d’enfant sur son regard perdu.» Et puis de ce long et improbable apprivoisement du manque. Ressentir, accepter l’absence passe parfois par des constats cruellement simples : «Bientôt, à vingt-six ans, onze mois et six jours, j’aurai passé plus de la moitié de ma vie sans lui.» A travers ce récit, beau et touchant, une jeune femme dit qu’elle est maintenant prête à avoir un jour vingt-six ans, onze mois et sept jours.

Anne Bleuzen
( Mis en ligne le 27/10/2004 )
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