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Sur la justice... - par Marcel Aymé



Un texte inédit de Marcel Aymé, présenté par Michel Lécureur président de la "Société des Amis de Marcel Aymé"

Sur la justice...

Malgré toutes les critiques qu'il avait adressées à la justice, il s'est trouvé, en 1961, un conseiller à la Cour d'Aix-en-Provence pour solliciter et obtenir une contribution de Marcel Aymé à une réflexion sur l'art de juger. Voici sa réponse, dans sa totalité :

Cher Monsieur,
Je suis très touché de votre bienveillante insistance, mais je me sens peu qualifié pour dire sur le sujet dont vous êtes occupé rien qui puisse intéresser des Juges. Je n'ai pas fait d'études de droit et je n'ai jamais eu de procès.

Pourtant, à deux reprises dans ma vie, mon attention a été fixée sur la Justice de mon pays et sur son appareil : la première fois, alors qu'étant collégien, je faisais l'école buissonnière, je fréquentais, les jours de grand froid, le Tribunal correctionnel dont l'audience était chauffée. · cette époque, en 1916, la Justice était une Justice de classe (il semble qu'elle le soit encore, quoique avec précaution). J'ai été profondément remué et scandalisé par la dureté et la grossièreté avec lesquelles les Juges traitaient les gens pauvres. La deuxième fois, ce fut à la Libération, le spectacle sans précédent en France, d'une Justice d'exception acharnée à la vengeance, et à laquelle une magistrature craintive n'a pas ménagé son concours. Comme tout le monde, j'ai été également au courant des nombreux scandales où la Justice s'est gardée d'intervenir, sinon de venir en aide aux concussionnaires. Voilà qui n'est pas fait pour donner une idée rassurante de ce qu'est devenue, en France, la plus haute des fonctions. Certes, des Juges peuvent se sentir à l'aise dans une recherche consciencieuse du verdict, lorsqu'il s'agit de l'assassinat d'une rentière ou de l'attaque d'un coffre-fort. Mais est-ce là tout l'exercice de la Justice ?

Les profanes de mon espèce attendent des Juges qu'ils aient le courage de poursuivre le crime et le délit sans égards à l'argent ni au pouvoir. Il leur semble que si la Justice consent à se laisser entamer dans ses positions les plus avancées, elle n'est plus la Justice et qu'un Juge ne peut avoir bonne conscience, même en face d'un criminel de droit commun. Je souhaite que, dans votre discours d'ouverture, vous mettiez en garde la magistrature contre l'indifférence et la légèreté, bien sûr, mais d'abord contre toute espèce de complaisance. Et je souhaite que vous soyez entendu !

Marcel Aymé
( Mis en ligne le 29/10/1998 )
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