L'actualité du livre
Littératureet   

Martha F.
de Nicolle Rosen
JC Lattès 2004 /  17 €- 111.35  ffr. / 340 pages
ISBN : 2-7096-2655-1
FORMAT : 13x21 cm

Hors de l’ombre

Il en est de Martha F. comme d’Adèle H. et de toutes ces femmes dont la majuscule maritale ou paternelle suffit à résumer l’existence, en l’annulant justement derrière le nom de l’homme auquel elles se rattachent, captives aliénées, figées comme de beaux fossiles dans les traits que la postérité mâle leur aura concédés… Martha Freud nous apparaît ainsi comme immuable, dans cet éther de la rayonnante postérité freudienne, en femme soumise et modèle, compagne muette d’un génie resplendissant, demi-dieu des sciences humaines… Bonne épouse, bonne mère, icône bourgeoise, point final… Ces femmes célèbres souligneraient d’ailleurs plus généralement les affres d’une condition féminine encore aujourd’hui mal émancipée de la tutelle masculine. Combien de femmes se sont-elles laissé prendre par le rôle envahissant de la Maman ?… Servitude volontaire ? Oui, parfois, mais pas toujours…

Nicolle Rosen tresse ces diverses problématiques : la psychanalyse, la condition féminine et la recherche d’une voix au chapitre pour ces femmes fantômes et exsangues. Psychanalyste elle-même, la romancière a choisi Mme Freud, en imaginant de lever un voile sur sa vie et ses états d’âme. A travers une correspondance fictive entre Martha Freud, veuve au sortir de la Seconde Guerre mondiale, dans sa retraite anglaise, et une certaine Mary Huntington-Smith, américaine ayant deviné sa grande solitude, c’est l’histoire même des Freud qui est ici récrite.

Rapidement, gardienne du temple, la matrone se laisse aller à une douce complainte. L’échange des lettres la pousse à des confidences impudiques où Freud, à son tour, se retrouve sur le divan : le rapport à sa mère – Œdipe premier et majuscule -, celui à ses enfants, notamment la petite dernière, Anna, héritière de la psychanalyse freudienne, fille quasi incestueusement chérie, rivale de sa mère qui l’apprécie d’ailleurs moins que ses aînés… Roman iconoclaste, voire sacrilège quand on sait à quel point la psychanalyse prend parfois des airs de chapelle, Martha F. est un récit touchant, par lequel, porté par une plume sincère et suave, l’on se laisse prendre à la confusion du mythe et de la réalité… «Être la femme d’un homme célèbre… Je sais que beaucoup m’envient ce destin glorieux, qui m’est échu par je ne sais quel hasard. Je ne suis pas sûre aujourd’hui de ne pas y voir l’effet d’une malédiction.» (p.198)

Le paradoxe veut que l’on apprenne peu sur la première dame de la psychanalyse, ses souvenirs revenant sans cesse sur l’homme de sa vie. L’écriture se veut alors moins la catharsis d’une existence sacrifiée, que l’outil d’un deuil encore imparfait : «J’ai maintenant des mots pour remplir le vide des pages, des souvenirs pour peupler la vacuité de les nuits» (p.265) Et Martha F., qui passe aussi ses heures à construire des puzzles, l’admet d’ailleurs au fil des pages : elle ne peut s’en prendre qu’à elle-même…

Bruno Portesi
( Mis en ligne le 22/10/2004 )
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