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No man's land - Les photographies de Lynne Cohen
de Ann Thomas
Thames & Hudson 2001 /  39,95 €- 261.67  ffr. / 160 pages
ISBN : 2-87811-204-0

Lynne Cohen, ethnologue des contrées domestiques

Après un bref passage par la sculpture et l’estampe dans les années
soixante, Lynne Cohen s’oriente au cours de la décennie suivante vers la
photographie. A l’instar de nombre de ses contemporains, l’artiste est
alors séduite par la simplicité du médium. De plus, partageant avec l’art
conceptuel la volonté de produire un art dégagé de l’intervention de la
main et de toute tradition artistique, Lynne Cohen adopte naturellement la
photographie. 120 photographies en noir et blanc et en couleurs,
réalisées dans les trente dernières années, retracent sa carrière. Elles
nous font entrevoir l’évolution de son travail, fortement nourri, de son aveu
même, de l’œuvre d'artistes contemporains, expressionnistes abstraits,
pop, minimalistes et conceptuels. L’abondante iconographie est
accompagnée d'un essai d’Ann Thomas, conservatrice du fonds
photographique au Musée d’Ottawa, et d'un entretien récent avec la
photographe.

Depuis ses débuts dans les années 70, Lynne Cohen photographie des
intérieurs. L’appropriation par les artistes pop des objets les plus triviaux
issus de la sphère quotidienne fascine la jeune étudiante en sculpture.
Quand celle-ci redécouvre dans son Michigan ces intérieurs
improbables, elle se rappelle de cette investigation du champ du banal
par ces aînés. Elle sait reconnaître leur potentialité expressive et leur
qualité de ready-made. Par le biais de la photographie, Lynne Cohen va
introduire l’imagerie vernaculaire américaine dans le domaine artistique,
se plaçant dans la filiation des chantres de la banalité, de Duchamp à
Warhol. Les références à ces figures de l’art contemporain sont
constantes dans son travail, et certaines de ses images sont des
citations explicites de Jasper Johns, Jackson Pollock ou Claes
Oldenburg. Les premiers intérieurs sont fort chargés visuellement, mais
la lisibilité demeure grâce à la maîtrise compositionnelle de Cohen, et
grâce au choix qu'elle effectue d’intérieurs souvent très rangés et
ordonnés suivant une disposition symétrique, dont elle sait tirer avantage.
Leur invraisemblance se trouve accrue par le traitement imposé par
l’artiste : une lumière neutre prive l’image de contraste et, par là même,
l’espace de profondeur. Les compositions, tirées au cordeau, témoignent
de cette même volonté de neutralité et d’uniformité dans le rendu. La
manière est précisionniste, les matériaux quasi-tactiles, palpables.

Toujours absent du champ de l’image, l’homme est pourtant présent,
chacun de ces lieux portant de manière plus ou moins explicite,
l’empreinte de son passage. A partir des années 80, les formats
prennent plus d’ampleur, le noir et blanc laisse place à la couleur, les
sujets se déplacent de la sphère des particuliers à celle, encore plus
confidentielle, du monde militaire et scientifique. Les images tendent vers
une expression minimale. Ces nouveaux intérieurs se distinguent par
leur nudité et sont convoqués par Lynne Cohen pour leur parenté formelle
avec les sculptures minimalistes. L’œuvre prend, selon les mots de
l’artiste, une dimension plus «politique», «moins précieuse et plus
menaçante». Mais des intérieurs des années 70 aux laboratoires des
années 90, c’est toujours le faux-semblant qu’explore l’artiste,
l’apparence fictionnelle de la réalité. Ce parcours artistique nous est
présenté avec clarté mais l’on peut regretter qu’Ann Thomas ne se soit
pas davantage attachée à tisser des liens avec la photographie
contemporaine. Car si l’auteur prend soin de replacer l’œuvre de Lynne
Cohen dans la création des années 1960 et 1970, elle n’accorde que peu
d’importance à son inscription dans l’évolution du médium
photographique et à son utilisation par les artistes au cours des années
1970 et 1980. Il n’est pas inutile de rappeler que lorsque la photographe
fait le choix du grand format et de la couleur, elle s’inscrit dans une
tendance de ce début des années 80, illustrée notamment par
Bustamante. Et si Lynne Cohen réfute toute volonté documentariste,
l’esthétique neutre, minimale et la typologie s’imposent là encore comme
des traits caractéristiques d’une certaine photographie, portée
notamment par les Becher.


Raphaëlle Stopin
( Mis en ligne le 15/02/2002 )
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