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Allemands en exil - Paris 1933-1941. Ecrivains, hommes de théâtre, compositeurs, peintres photographiés par Josef Breitenbach
de Keith Holz et Wolfgang Schopf
Autrement 2003 /  38 €- 248.9  ffr. / 254 pages
ISBN : 2-7467-0343-2
FORMAT : 25x26 cm

Edition bilingue. Traduction de l'allemand par Nathalie Raoux.

L'auteur du compte-rendu : Thomas Roman, diplômé de Sciences-Po Paris, titulaire d'un DEA d'Histoire à l'IEP, y poursuit sa recherche en doctorat, sur les rapports entre jeunesse et nationalisme en France à la "Belle Epoque".

Nathalie Raoux est collaboratrice à Parutions.com.


"L'autre Allemagne"

1933 : un an après avoir ouvert son premier atelier photo, Josef Breitenbach (1896-1984) doit quitter l’Allemagne où les nazis ont pris le pouvoir. Il s’exile à Paris, comme tant d’autres. Là, le temps des années trente, une vie culturelle exprimant cet exil et une identité allemande se posant comme authentique, peut éclore, contre une culture usurpée par Hitler et les siens. Pour l’anecdote, c’est un portrait de Von Papen qui permit à Breitenbach d’échapper à l'ire des nazis, ceux-ci n’osant pas porter atteinte au photographe du chef de guerre. Il est cependant déchu de sa nationalité en 1938.

C’est cette «autre Allemagne» que le présent ouvrage, fondé sur les archives du photographe, exhumées à New York en 1984, montre à voir. Ces documents exceptionnels, photos, aquarelles et dessins d’artistes et amis de Breitenbach (Heinz Lohmar, Heinz Kiwitz), documents administratifs et correspondances, redessinent les aléas de ces Allemands en exil, trop méconnus. Deux historiens allemands, Keith Holz et Wolfgang Schopf, interprètent ces bouts de vie. Le texte, bilingue, offre une traduction en français par Nathalie Raoux, spécialiste de Walter Benjamin.

A Paris, Breitenbach s’insère tout naturellement dans les réseaux nés de cet «exode de la culture» (p.13) : l’Union des artistes libres, la Société allemande des gens de lettres, la Bibliothèque allemande de la liberté, etc… Ces artistes, écrivains et intellectuels ne sont pas venus là par hasard. Contrairement à Londres, trop prisonnière de la politique d’appeasement, Paris offre un cadre plus serein à cet exil culturel ; en outre, la capitale où Heinrich Heine avait élu domicile est une destination traditionnelle pour ces hommes de culture. «Pour les exilés allemands, écrit W. Schopf, Paris fut, de 1933 jusqu’au début de la Seconde Guerre mondiale, bien plus qu’un simple refuge : la ville tint lieu de coulisses à cette formidable mise en scène de la culture allemande libre, par laquelle les exilés entendaient bien répondre à leur négation par l’Allemagne officielle» (p. 212).

Ce combat s’incarne dans des œuvres et des manifestations sur lesquelles les présentes archives nous renseignent. En novembre 1936, l’exposition «Le livre allemand libre» résume la position de ces Allemands apatrides. Heinrich Mann, président de la Société allemande des gens de lettres, y déclare : «Un peuple qui a donné naissance à une histoire intellectuelle et littéraire si riche s’arrachera bientôt de l’appauvrissement qui lui est imposé. En témoigner et le montrer, voilà le sens de cette exposition. Quand un peuple est bâillonné, sa littérature parle» (cit. p. 38). En 1938, l’exposition «L’art allemand libre» se veut la réponse de ces artistes à l’exposition sur l’art dégénéré, tenue à Munich en 1937. En février 1938, l’exposition «Cinq ans de dictature hitlérienne» va dans le même sens, tout comme celle projetée à New York en 1939 mais finalement avortée, intitulée «L’Allemagne d’hier, l’Allemagne de demain».

Ces deux dernières manifestations dévoilent les visages suspects des démocraties occidentales. Pour la première, la censure pose un voile coupable sur certains messages, certaines œuvres. Sous la pression de l’ambassadeur allemand à Paris, et de son ministre Von Neurath, la police française s’exécute. De même, la trentaine de panneaux de l’exposition new-yorkaise demeureront invisibles jusqu’à ce jour. L’un d’eux s’intitulait : «L’Etat nazi extermine les Juifs»… L’exposition, pour éviter toute provocation à l’égard de l’Allemagne, et par l’intervention du Bureau international des expositions, est annulée.

Cette compromission des démocraties se lit aussi dans les conditions de vie de ces exilés. En France, à l’approche de la guerre, ils connaissent l’internement dans les camps, exprimé par Lion Feuchtwanger dans Le diable en France ou par Anna Seghers dans Transit.

Parmi les œuvres, citons encore Exil du même L. Feuchtwanger, et toutes ces pièces de Brecht dont le photographe nous dévoile la mise en scène : Les fusils de la mère Carrar (1937), Grand’ peur et misère du IIIe Reich (1938). Dans cette dernière, série de saynètes sur les Allemands sous le nazisme, le dramaturge se démarque de l’idée somme toute facile que ceux-ci furent les victimes d’une clique de criminels, en brossant le portrait du suiveur qui, par faiblesse, courbe l’échine et se tait. Les clichés de Breitenbach nous plongent dans ce monde où l’art n’est plus cet exercice serein. En témoignent les portraits burinés de «la Weigel», Helene Weigel, actrice de Brecht.

Tous ces artistes et d’autres (Joseph Roth, Ernst Toller, Ludwig Renn, Oskar Maria Graf, Max Ernst, Eugen Spiro, Walter Benjamin, etc.) revivent sous l’objectif de Breitenbach, et l’image de créer une émotion. Ainsi de cet horizon capté lors du voyage entre l’Europe et l’Amérique, en mai 1941, si profondément chargé de sens.

L’ouvrage Allemands en exil est donc d’un très grand mérite. D’excellente facture, il vaut tant pour son intérêt historique que pour sa qualité plastique. Les nombreuses reproductions photographiques aident à comprendre une époque et une condition difficiles. Le trait est peut-être parfois trop appuyé ou empathique. On en oublie presque la condition autrement moins enviable des Allemands restés au pays, ceux que Ernst Toller désigna comme une troisième Allemagne, «l’Allemagne silencieuse, l’Allemagne qui souffre» et qui envia peut-être cet «asthme au cœur» dont parlait Thomas Mann, pris du mal du pays.

Le livre permet de se poser ces questions, celles de choix cornéliens impossibles à juger : les mérites de l’exil valaient ceux de la vie sur place et l’on trouva sans doute des lâches et des valeureux, des victimes et des héros, des deux côtés du Rhin...

Thomas Roman
( Mis en ligne le 06/10/2003 )
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