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Le Chemin des Dames - 1914-1918
de Denis Defente et collectif
Somogy 2003 /  30 €- 196.5  ffr. / 160 pages
ISBN : 2-85056-554-7
FORMAT : 31x25 cm

L'auteur du compte-rendu: Gilles Ferragu est maître de conférences à l’université Paris X – Nanterre et à l’IEP de Paris.

Effroyable chemin

C’est un paysage doux, vallonné, paisible, dans une province qui semble alanguie, endormie entre Laon et Soisson. Le nom du lieu est bucolique, et trouverait son origine dans les promenades des princesses Adélaïde et Victoire, filles de Louis XV, sur le chemin qui mène au château de la Boves, un peu plus loin. Ce «chemin des Dames» résonne pourtant d’une manière sinistre dans la mémoire des pierres comme dans celle des hommes, et loin d’inviter le promeneur solitaire à la rêverie, il rappelle au contraire l’une des plus effroyables boucheries que la Grande Guerre, pourtant riche en atrocités, dévoila au regard du monde.

Ce Chemin des Dames dirigé par Denis Defente, conservateur en chef des musées, est consacré à ces arpents marqués, pour longtemps, du sceau de la souffrance et de la guerre. Très symboliquement, le livre s’ouvre sur deux photos magnifiques d’un paysage tranquille, qui semble trop idyllique pour avoir jamais abrité la guerre… ce sont bien les seules, et tout aussi significativement, la dernière image est celle du cimetière allemand de la Malmaison. On songe au «dormeur du Val», la tragédie tapie au cœur d’une nature accueillante. En effet, entre ces photos, c’est un monde de violence qui se révèle. D’emblée, il faut saluer la qualité de l’ouvrage : près de 300 documents, photos actuelles et d’époques (dont certaines en couleur), dessins, cartes, croquis topographiques et coupes de terrain témoignent éloquemment de quatre années d’une histoire tourmentée. Cet appareil documentaire, extrêmement riche et bien pensé, est augmenté de commentaires érudits, puisés aux sources de l’historiographie actuelle, mais aussi dans des souvenirs de soldats (significativement, une page est consacrée à l’écriture, avec quelques noms marquants, comme Apollinaire et Dorgelès).

La visite de ce lieu de mémoire s’organise autour de dix chapitres, partant du cadre géographique pour aboutir aux «paysages de la mémoire» que sont les musées, nécropoles et autres stèles commémoratives. Le lecteur passe du général au particulier, dans un projet éditorial dont la valeur pédagogique est indéniable. Il s’agit tout d’abord de comprendre l’importance de cette zone dans le système de défense français depuis le XIXe siècle, notamment le rôle des forts (comme la Malmaison), véritables verrous sur la route de Paris. De là, l’évocation de la guerre et des combattants, pour schématique qu’elle soit, rappelle l’afflux, de toutes les régions et de toutes les colonies, d’hommes venus défendre une portion de terre qui, généralement, leur était étrangère, mais qu’ils finissent – de diverses manières – par s’approprier. La vie quotidienne des poilus est fort bien évoquée : de l’arrivée sur le terrain, et dans les casernements de fortune, jusqu’aux avant-postes, face à l’ennemi, en passant par l’infirmerie de campagne ou les secours spirituels, tout est parfaitement illustré. Le résultat est impressionnant, et donne de cette guerre naguère un peu négligée une représentation convaincante : tout, jusqu’à la terre - qu’on la mine ou qu’on l’aménage en fortification - sert la violence de guerre. La bataille oppose des soldats-troglodytes, qui ont investi la terre pour se protéger du ciel et de ses «orages d’acier». De fait, cette violence se lit jusque dans les paysages actuels : chaque grande partie débute par une photographie récente de l’un de ces paysages blessés par le bombardements depuis près de quatre-vingt dix ans.

Au cœur de l’ouvrage, on trouve bien évidemment l’épisode qui fonde la réputation terrifiante du lieu, l’offensive de 1917 menée par le général Nivelle en dépit de l’évidence, ce que la commission d’enquête soulignera par la suite : 1,2 million d’hommes massés sur 40 km de front, couverts par 5000 canons. Lancée le 16 avril, l’offensive est un échec avéré le soir même, mais, inconscient et borné, Nivelle s’obstine encore jusqu’au 25 avril. Parmi les conséquences de cette stratégie suicidaire, on peut compter les mutineries de 1917 qui éclatent et touchent près de 130 régiments. Au final, ce sont encore 49 soldats qui paieront de leur vie un sursaut de conscience face à un commandement autiste. La chanson de Craonne en gardera, jusqu’à nos jours, le souvenir. Par ailleurs, l’heure de Pétain (la première du moins) est arrivée, la guerre prend une autre tournure, de nouvelles offensives se préparent. L’ouvrage en effet continue l’histoire du Chemin des Dames après le massacre de 1917, mais encore au cœur de la guerre, d’une guerre qui se modernise encore avec le développement des chars…

Voilà tout à la fois un bel et bon livre, et quiconque s’intéresse à la Grande Guerre se plongera avec plaisir dans cet ouvrage fort réussi et extrêmement bien documenté. L’analyse micro-historique est l’occasion de développements bienvenus sur le front en général, à travers l’une de ses plus terribles illustrations. Avec ce Chemin des Dames, devenu chemin des veuves, c’est l’odyssée de millions d’anonymes qui est mise en lumière.

Gilles Ferragu
( Mis en ligne le 28/11/2003 )
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