L'actualité du livre
Bande dessinéeet Fantastique  

Les Monstres aux pieds d’argile
de Alexandre Kha
Tanibis 2011 /  16 €- 104.8  ffr. / 72 pages
ISBN : 978-2-84841-017-3
FORMAT : 23x31 cm

Freak show

Après un essai illustré en guise d’hommage à Chris Marker, Alexandre Kha choisit de revenir à la bande dessinée avec ce très beau recueil de six histoires, six fables mettant en scène autant de personnages fantastiques, plus monstres qu’hommes, mais plus humains que bien de nos contemporains.

Il y a d’abord Simius, le singe devenu homme à force d’imiter ceux qui l’avaient emprisonné et qui cherchaient à le dresser. Au final, c’est son dompteur qui lui apporte le thé et l’ex chimpanzé coule des jours paisibles avec une guenon. Si le récit est drôle sur le papier, entre la plume de Kha il devient tragique, mélancolique jusqu’au bout de sa logique absurde.
Nous suivons ensuite les pas de l’homme sans ombre ni reflet. Un thème prisé du folklore, traité par Chamisso ( Peter Schlemihl), mais aussi par Kha lui-même dans un court récit.
« La Galerie infinie » met en scène un Minotaure des temps modernes perdu au cœur d’un labyrinthe infernal : une bibliothèque aux rayonnages démesurés qui se prolonge par des tunnels souterrains aux ramifications gigantesques. Une fois sortie de cette toile, la liberté n’est pas forcément au rendez-vous pour cette créature qui n’a jamais été habituée à vivre parmi les autres.
Avec « La Greffe », Kha propose un nouveau remake de La Métamorphose, où cette fois Gregor/Grégoire ne se transforme pas en insecte mais en arbre. Le pauvre homme est prisonnier de sa chambre et ses geôliers ne sont autres que les membres de sa propre famille. Suite à une rupture amoureuse, Grégoire s’est figé, son cœur s’est noué, ses membres devenus branches tordues l’empêchent d’avancer et son corps de bois est en proie à une lente mais implacable moisissure.
Le cinquième conte revient sur une autre aventure insolite, celle d’Electric Man, l’homme électrique qui vit en constant survoltage, parcourant à vive allure les villes et les campagnes, invisible aux yeux des autres, ne laissant qu’éclairs et coupures de courant sur son passage. Son destin va prendre une drôle de tournure lorsqu’il sera prisonnier d’un instant ; seule créature en mouvement au milieu d’un monde figé dans un moment. Tournant autour des gens immobiles et des mouvements fixés à jamais. De ces six histoires, celle-ci est peut-être la plus réussie ; Kha y mêle avec habileté l’humour et la mélancolie, tout en s’amusant de la fixité de la vignette de bande dessinée en contradiction avec la tentative de reproduction du mouvement.
Enfin, cette galerie de doux et tristes freaks s’achève sur le jeûneur. Lui qui avait fait le pari de ne rien avaler pendant plus de quarante jours ne peut plus s’arrêter de ne rien manger. Mais une fois son pari tenu, qui va donc pouvoir s’intéresser à sa lubie. Les bouffons nous font rire mais les fous font peur.

Les « monstres » de Kha sont des tristes sires, solitaires, dépités, ignorés des autres, vivant en reclus par choix ou par obligation. Ils sont tous prisonniers d’une situation, bloqués dans un état physique ou émotionnel qui les amenuise peu à peu, jusqu’à parfois les faire disparaître, ou du moins les éloigne progressivement du reste de la civilisation. L’observateur qui croise leur passage s’intéresse à eux et à leur fragilité avant de reprendre son chemin, mais la trace de chacun reste en tête et frappe l’esprit.

Il y a de la Belgique dans ces récits de Kha. Celle des jours qui n’en sont pas de Magritte et des nuits bleues à la Delvaux, celle de Hergé pour cette ligne claire mais vibrante, celle des paysages gris, des ombres qui filent vers de lointains et plats horizons, et des villes tristes aux arêtes pointues. L’espace urbain s’avère vite mélancolique et angoissant et une amère ambiance vole sur ces pages, pour au final donner un très beau livre, modeste mais marquant. C’est une invitation à un monde d’auteur sincère et sensible. Comme une suite de rêves dessinés, captés au fil d’une nuit qui n’en finirait pas.

Alexis Laballery
( Mis en ligne le 26/06/2011 )
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