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Bande dessinéeet Aventure  

Le Piège malais
de Conrad
Dupuis - Aire Libre 1999 /  19.69 €- 128.97  ffr. / 112 pages
ISBN : 2-8001-2861-5
FORMAT : 24 X 31

Eros et Thanatos chez Kali et Shiva

La réédition, douze ans après sa sortie, du Piège malais de Conrad témoigne de l'importance de son auteur dans l'univers de la bande dessinée franco-belge. Dynamiteurs à la fois redoutés et recherchés du Journal de Spirou dans les années 80, la plume acérée de Conrad et les scénario cruels de son compère Yann eurent le privilège d'inventer un genre, qui reste à baptiser, avec les Innommables Logiquement, devant l'avalanche de sollicitations auxquelles se prêtèrent alors les talents de Yann, Conrad se lança avec l'Avatar, en 1984, dans un premier album en solo. Le Piège malais, publié initialement en deux épisodes, en constitue, plus qu'une suite, une version développée.

La couverture, pour une fois, promet des couleurs que les 102 pages ne trahissent à aucun moment. Les couleurs directes, aquarelle, gouache, pastel et autres, sont toujours en phase avec les atmosphères, souvent déliquescentes, et les sentiments toujours violents. On y retrouve en regard ce trait nerveux, ultime avatar de celui de l'Ecole de Marcinelle, apparu dans le Spirou des années 50 chez Franquin, Tillieux, Morris ou Will. On mesure bien, une dizaine d'années plus tard, l'importance graphique de Conrad. Malheureusement, ses imitateurs, s'ils fournissent à Dupuis certains de ses meilleurs tirages, confondent aisément nervosité graphique et illustrations agitées.

Le meilleur, cependant, n'est pas dans le graphisme, pas plus d'ailleurs que dans ce récit de formation, qui met en scène un jeune aventurier dans l'Empire des Indes du second XIXè siècle. Certes, Conrad a lu Kipling, mais il le déclare lui-même ironiquement : "J'ai même dessiné des palmiers". C'est dire s'il ne cède à l'exotisme qu'avec dérision, même si on voit défiler, comme il se doit, quelques-unes des figures sociales de la complexités indienne : Hindous et Musulmans, mais aussi Brahmanes et Intouchables, Parsi ou Mahrattes. Bref, ce "spectacle effrayant d'anarchie ethnique" qui rendait l'Inde si fascinante aux yeux du comte de Gobineau.

Et c'est bien là, avec Gobineau, que se situe le coeur du propos de Conrad : il ne fait pas un livre sur l'Inde, il dessine l'Inde fantasmée par les Européens du XIXè siècle. Tout un courant de pensée et d'érudition, découvrant qu'elle n'était pas l'Eden anti-moderne ou ante judéo-chrétien qu'on aurait rêvé y découvrir, en fit le creuset d'un "culte du néant", d'une civilisation nihiliste par essence. Et Gobineau de définir, dans son Essai sur l'inégalité des races humaines de 1853, le nirvana comme "un complet et éternel néant" (Pléiade, p. 153). L'alliance fondatrice du sexe et de la mort, voilà donc ce que recherchent les personnages de Conrad, sans d'ailleurs que l'auteur prenne parti dans cette quête très datée (la page 99 en donne un exemple peu équivoque).

Néanmoins, le spectacle se déroule selon ce double schéma, et le lecteur peut au fil des pages assister à 31 morts violentes (décollation, noyade, crémation, etc.), sans compter les morts collectives. Quant à Ernest, le héros, il se retrouve nu dans 21 planches, tandis que son amie Kaliani fait dans cette tenue la quasi totalité de ses apparitions.

A la même époque que Gobineau, un autre Ernest, Renan, reprenait le même thème : "Pour l'Hindou l'existence est un mal, le repos, le non-être, est le premier des biens". La lecture du Piège malais de Conrad, en tout cas, ne fera pas de mal, elle non plus.

Nicolas Balaresque
( Mis en ligne le 15/01/2001 )
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