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L'Anthologie A.B. Frost
de Arthur Burdett Frost
Editions de l'An 2 - Krazy Klassics 2003 /  23.50 €- 153.93  ffr. / 204 pages
ISBN : 2-84856-009-6
FORMAT : 21,5 x 30,5 cm

Préface de Thierry Smolderen.

Aux origines du XXe siècle :
Arthur Burdett Frost


L’Anthologie A.B. Frost inaugure, aux Editions de l’An 2, une collection qui réjouira tout historien de la bande dessinée, fût-il simple amateur : « Krazy Klassics », vouée à la redécouverte des trésors de l’illustration, de la caricature et de la bande dessinée.

Le fait d’ouvrir la collection par la réédition des dessins d’Arthur Burdett Frost (1851-1928) est un signe très positif. Fidèles à leur esprit innovant, les Editions de l’An 2 semblent ainsi ne pas envisager la redécouverte des trésors du passé sous le seul angle du conservatisme. Il ne s’agit pas ici – en tout cas pas seulement – d’une nouvelle révérence faite aux grands anciens, de Rodolphe Töpffer à Winsor McCay. Qui, en effet, connaît encore A.B. Frost ? Et qui, connaissant son nom, est encore capable de le situer dans l’histoire de l’illustration et dans la préhistoire de la bande dessinée ? L’édition proposée ici des trois albums parus du vivant de l’artiste – Stuff and Nonsense (1884), The Bull Calf and Other Tales (1892) et Carlo (1913) – vise à combler cette double lacune.

Natif de Philadelphie, Arthur Burdett Frost publie son premier recueil d’illustrations à l’âge de vingt-trois ans, en 1874. Out of the Hurly-Burly, recueil illustré d’anecdotes amusantes écrites par Max Adeleer, est un énorme succès (plus d’un million d’exemplaires vendus au final !), qui autorise Frost à tenter sa chance à New York, puis à Londres où il part étudier l’illustration anglaise, selon une tradition déjà bien établie chez les dessinateurs américains de cette époque. C’est l’occasion d’une collaboration prestigieuse avec Lewis Carroll, dont il illustre en 1883 le recueil de poèmes Rhyme ? and Reason ?, puis un second livre, A Tangled Tale. De retour d’Angleterre, Frost publie aux Etats-Unis ses premiers « comics », ainsi qu’il les nomme lui-même, au début des années 1880. C’est l’intégralité de ces « comics » qui sont reproduits ici.

On ne peut que saluer cette édition qui multiplie les heureuses initiatives. Confiée à l’un des grands spécialistes de l’histoire de la bande dessinée, le critique Thierry Smolderen, l’intelligente préface, tout d’abord, est un modèle de contextualisation : A.B. Frost y est présenté dans le cadre de son époque, loin de ces divagations qui veulent parfois faire des grands illustrateurs du passé des quasi-contemporains des auteurs de la BD actuelle. Smolderen souligne ainsi très justement que Winsor McCay comptait Frost au nombre de ses maîtres, mais qu’il est fort possible que Frost lui-même n’ait accordé qu’une importance minime à ses « comics », comme d’ailleurs la plupart des admirateurs de sa peinture ou de ses illustrations à sujets sportifs. Non seulement l’itinéraire de Frost est précisément situé, mais c’est aussi le cas des innovations techniques de la fin du XIXe siècle, à commencer par le procédé de zincographie, qui permet alors aux éditeurs d’obtenir un fac-similé du dessin à la plume, et délivre le dessinateur des contraintes liées à la gravure sur bois : Frost en profite, dont le style de dessin est dorénavant nettement plus direct. Les mouvements de ses personnages sont plus nerveux, le dessin a plus de vie.

Autre aspect louable de l’édition : la volonté de conserver le texte original. L’Anthologie A.B. Frost est ainsi une édition bilingue, le texte anglais étant systématiquement traduit en bas de page (ici, on peut simplement se demander s’il était bien utile de traduire en vers rimés les poèmes de Charles Frost, frère d’Arthur, qui accompagnent le recueil Stuff and Nonsense : une traduction littérale en vers libres aurait sans doute davantage préservé l’originalité des métaphores et du vocabulaire de la fin du XIXe siècle).

Ajoutons pour en finir avec les compliments que les maîtres d’œuvre de cette édition n’ont jamais édulcoré la vision que Frost pouvait avoir de la société américaine de la fin du XIXe siècle, en cherchant à la faire correspondre à l’esprit de notre temps. On se replonge ainsi avec intérêt dans les mœurs d’un temps où les Noirs, ouvriers agricoles ou domestiques, étaient au strict service des Blancs ; où les mules, les agneaux et les chiens n’étaient pas traités avec la douceur que nous réclamons aujourd’hui pour les animaux ; où la lutte symbolique des bourgeois et des artistes – écho de conflits répétés en Europe depuis le début du XIXe siècle – occupait une grande place dans l’esprit du dessinateur. Le lecteur opère ainsi une plongée fascinante dans des mentalités que nous reconnaissons mal, et qui pourtant ne sont pas si éloignées.

Mais ce qui frappe le plus, dans l’œuvre de Frost, c’est le lien qu’elle entretient avec la photographie alors en pleine expansion. Après sa double naissance (mise au point de l’« héliographie » par Niépce en 1816, puis perfectionnement et mise à disposition du public de la « photographie » par Daguerre en 1839), le raccourcissement des temps de pose a rendu possible, dès les années 1860, la technique de l’instantané, qui allait bientôt permettre les recherches de Muybridge sur la décomposition photographique du mouvement. Frost est d’abord l’héritier de ces recherches, qu’il connaît bien (une planche de Stuff and Nonsense met en scène un peintre qui se refuse à admettre que ses peintures de chevaux de course puissent être remises en cause par les photographies de chevaux au galop). Les mouvements de ses personnages, dans leur exagération même, sont inspirés par l’éblouissement né de ces nouvelles techniques. La reproduction d’une planche tardive, « Nature Study With a Camera » (1915) propose ainsi une intéressante mise en abyme : Frost y représente un photographe dans des positions invraisemblables, qui cherche à photographier un agneau ; il décrit ainsi une séquence digne de Muybridge une quarantaine d’années plus tôt, mais dont le photographe est cette fois le héros !

Thierry Smolderen fait remarquer que les dessins de Frost suggèrent ainsi les transformations dynamiques qui s’opèrent d’une image à l’autre, permettant une reconstitution virtuelle du mouvement. En quoi l’on peut voir en lui, plus qu’un grand ancêtre de la BD, une figure éminente dans l’histoire de ce dessin animé dont on sait que Winsor McCay a été un des pionniers. Révérant Frost, McCay pensait peut-être même d’abord à cela. Et ici se niche le seul petit reproche que l’on peut adresser à cette édition : les albums originaux de Frost étaient présentés à raison d’une case par page, ce qui permettait sans doute de donner encore davantage l’illusion du mouvement vrai. C’est moins possible ici, où ce sont souvent deux images qui occupent ensemble l’espace de la page.

L’éditeur s’en excuse en supposant que Frost, habitué à des publications à géométrie variable, ne s’en serait probablement pas formalisé. Ajoutons tout de suite que nous non plus, et que tout auteur sans doute serait fier de voir son œuvre faire l’objet d’une publication aussi belle et érudite, où le plaisir de l’œil rejoint celui de l’esprit. On attend avec impatience le second volume de la collection « Krazy Klassics ».

Sylvain Venayre
( Mis en ligne le 29/10/2003 )
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