Bande dessinée
Revues, essais & documents de Jean-Luc Loyer
Delcourt - Encrages 2000 / 10.53 €- 68.97 ffr. / 127 pages
ISBN : 2-84055-476-3
FORMAT : 17 X 23
Nourritures nostalgiques
"Derrière la porte, nous l'attendions comme le messie" : l'arrivée de la télévision bouleverse la vie des enfants d'une famille de ch'timis du Pas-de-Calais dans les années soixante. L'étrange lucarne, qu'il faut alimenter régulièrement de pièces de 1 franc, rythme les souvenirs ordinaires d'un petit garçon devenu homme. Dans cet univers populaire décrit avec la douceur nostalgique des regrets de l'enfance, on ressent à chaque page l'autobiographie : la sincérité qui se dégage de ces pages tire en effet sa force de l'expérience d'un auteur né à Hénin-Beaumont et qui, de ce fait, connaît très bien la vie des "tiots" du Nord. Le lecteur se retrouve maintes fois dans l'attitude universelle et naïve de cet enfant qui s'ouvre au monde, et qui, vivant seulement au jour le jour, n'a pas la conscience de cette durée qui nous rend mortels.
Alors que son père agonise, le tiot reste regarder la télévision couleur à l'hôpital, cette télévision qui ne s'éteint jamais parce qu'elle ne se nourrit pas de pièces. Il est persuadé que son père va revenir, certain que les gentils l'emportent toujours sur les méchants. Et ce qui donne cette grande émotion au récit, c'est le regard rétrospectif de l'adulte sur son enfance, ce regret des choses non dites, de cette pudeur automatique qui empêche inconsciemment de s'épancher sur un amour qui, allant de soi, n'avait pas besoin de s'exprimer L'amour pour les parents comme l'amour pour les filles se passe de déclarations et se vit à l'intérieur, intensément, inconsciemment, secrètement.
Mais dans ces pages, il y aussi en toile de fond une réelle couleur sociale: au travers d'un certain bon sens enfantin, l'auteur décline une réflexion sur l'exploitation, les relations entre mineurs et patrons, l'injustice et l'honnêteté. Déboussolé par la logique de "Poule à Z'oeufs", une copine polonaise très débrouillarde, le tiot a ainsi de la peine à comprendre comment un vol de carambars peut être juste, et pourquoi il est puni par la boulangère pour avoir tenté de réparer cet acte. C'est un album très riche où chacun peut se retrouver : Jean-Luc Loyer traduit bien ce monde de l'enfance qu'il connaît pour intervenir fréquemment dans des classes du primaire ou des centres de loisirs.
A travers un graphisme impeccable, mélange de la naïveté des dessins d'enfant et de l'exigence des professionnels, il réussit à installer une ambiance qui rappelle les photos de Doisneau : en noir et blanc, Jean-Luc Loyer redonne de la couleur à ces souvenirs en même temps qu'aux nôtres. Il nous replonge dans nos paradis perdus, dans une époque que nous avons tous connue, celle où, comme le tiot, nous croyions "naïvement qu'à la télévision, c'était comme dans la vie".
Thomas Bronnec
( Mis en ligne le 24/07/2000 )
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