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Bande dessinéeet Humour  

Le Bordel des Muses (tome 1) - Au Moulin-Rouge
de Gradimir Smudja
Delcourt 2004 /  12.50 €- 81.88  ffr. / 48 pages
ISBN : 2-84789-171-4
FORMAT : 24 x 32 cm

Un bordel coloré

On retrouve dans Le Bordel des Muses, premier tome d’une série en trois volumes, les immenses qualités de l’album précédent, Vincent et Van Gogh (Delcourt, 2003), mais aussi les mêmes petites insatisfactions.

Le Bordel des Muses se présente comme une visite guidée du Montmartre de la Belle Epoque, celle des années 1890. Le Moulin-Rouge a ouvert le 5 octobre 1889, boulevard de Clichy, sous la direction de Charles Zidler. Dans ses parages, on croise la Goulue, Valentin le Désossé ou Aristide Bruant. Sur la butte émerge la basilique du Sacré-Cœur, que la France de l’Ordre Moral a décidé d’élever, dès 1873, en expiation des péchés de l’Année Terrible. L’histoire tourne autour de ce bout de Paris, duquel on admire au loin les grands bâtiments que la seconde moitié du XIXe siècle a vu naître — l’Opéra, par exemple, souvent représentée dans l’album, mais surtout la tour Eiffel, découverte la même année que le Moulin-Rouge, en 1889. Smudja représente d’ailleurs à deux reprises Gustave Eiffel bâtissant des tours en cartes à jouer sur les tables du Moulin-Rouge…

Le guide de cette visite n’est rien moins que Henri de Toulouse-Lautrec et, par lui, nous rencontrons également les grands peintres qui furent ses contemporains. Ici, Smudja ne recule devant aucun cliché : Lautrec est d’abord un nain hanté par sa petite taille, Degas est obsédé par ses ballerines, Gauguin est un grand bagarreur de retour des pays chauds, Seurat, un malade de la précision scientifique, etc. Quant à Van Gogh, qui accompagne Lautrec une bonne partie de l’album, chacun des peintres qu’il rencontre ironise sur la dissymétrie de la taille de ses oreilles… Inutile, donc, d’attendre un regard nuancé se poser sur l’une ou l’autre de ces légendes de la peinture, identifiée chacune à l’image d’Epinal qui leur colle à la peau. C’est le premier regret.

Smudja, peintre avant d’être auteur de bande dessinée, sait restituer formidablement l’atmosphère picturale de chacun de ces artistes. La plupart des pages consacrées à Lautrec rappellent très exactement son univers, auquel Smudja ajoute quelques plaisantes notes d’insolite (le bavoir bleu avec canard jaune que Lautrec porte au restaurant avec sa mère, par exemple). Le talent de pasticheur de Smudja éclate véritablement dans la deuxième partie de l’album, quand la visite aux grands peintres s’accompagne d’imitations de leurs œuvres : les cathédrales et les nymphéas de Monet, le Dimanche après-midi à la Grande-Jatte de Seurat, les Joueurs de cartes de Cézanne, les portraits de Renoir, les bois sculptés de Gauguin… La chronologie est certes légèrement bousculée (Seurat a fini la Grande-Jatte avant que n’ouvre le Moulin-Rouge, par exemple), mais une ambiance intéressante naît de tous ces rapprochements admirablement exécutés.

Quelques fantaisies réjouissantes, où l’artiste semble donner cours à une imagination plus personnelle, animent parfois ces reproductions trop exactes ; ainsi, lorsque Toulouse-Lautrec, ivre, se rêve en géant déambulant dans Paris : quelques vignettes vraiment très remarquables nous le présentent en parodie de King-Kong avant l’heure, au sommet de la basilique Montmartre ou de Notre-Dame – ou déformant l’Opéra par son éternuement. Dans l’ensemble, néanmoins, on doit déplorer que Smudja, peut-être à cause de la trop grande révérence qu’il porte à ses maîtres, ne prenne pas davantage de distance par rapport à leurs peintures. C’est le deuxième regret du lecteur.

Le troisième regret a trait au scénario. Smudja a pris le parti d’une visite résolument onirique du Montmartre de la fin du XIXe siècle – et d’une vision anachroniquement «surréelle» de Toulouse-Lautrec. Du coup, la trame de l’histoire elle-même se perd dans une sorte de rêve ; et sa «Belle Epoque» ressemble un peu à un Âge d’or à la Buñuel, mais privé de sa charge subversive, du fait de la trop grande précision du plagiat, de la trop humble révérence aux maîtres du passé. A osciller entre la fidélité à ces maîtres et des velléités surréalistes, Smudja laisse au visiteur du Bordel des Muses un certain sentiment d’insatisfaction.

Sylvain Venayre
( Mis en ligne le 18/02/2004 )
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