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Sisyphe
de Pierre Brunel et Aeneas Bastian
Le Rocher - Figures & mythes 2004 /  15 €- 98.25  ffr. / 173 pages
ISBN : 2-268-05010-6
FORMAT : 13x20 cm

L'auteur du compte rendu : Sébastien Dalmon, diplômé de l’I.E.P. de Toulouse, est titulaire d’une maîtrise en histoire ancienne (mémoire sur Les représentations du féminin dans les poèmes d’Hésiode) et d’un DEA de Sciences des Religions à l’Ecole Pratique des Hautes Etudes (mémoire sur Les Nymphes dans la Périégèse de la Grèce de Pausanias). Ancien élève de l’Institut Régional d’Administration de Bastia, il est actuellement professeur d’histoire-géographie.

Pierre qui roule…

Du mythe de Sisyphe, on ne retient souvent comme postérité littéraire que le célèbre essai d’Albert Camus. Le mérite du livre de Pierre Brunel et d’Aeneas Bastian est d’aller au-delà de cette figure imposée, sans pour autant l’ignorer.

Pierre Brunel, professeur de littérature générale et comparée à la Sorbonne (Paris IV) est l’auteur de plusieurs livres sur les mythes littéraires et la mythocritique appliquée à la littérature. Il a dirigé le Dictionnaire des mythes littéraires (1988, rééd. 1994), le Dictionnaire des mythes d’aujourd’hui (1999) et le Dictionnaire des mythes féminins (2002) publiés chez le même éditeur que le présent ouvrage. Il s’est ici associé à l’un de ses étudiants, Aeneas Bastian, qui a soutenu cette année une thèse de doctorat sur Le Mythe littéraire de Sisyphe, dont cet essai est sans doute une version simplifiée.

L’étude du mythe de Sisyphe est développée en 19 chapitres de longueurs et d’intérêts inégaux. Le premier, «Election de Sisyphe», fait figure d’introduction et présente rapidement le personnage, roi de Corinthe, fils d’Eole et d’Enarétè, déjà mentionné dans l’Iliade (VI, 154), et associé aux rocs et aux vagues de la mer corinthienne par les auteurs. Les chapitres suivants développent des aspects de la biographie de Sisyphe, certains thèmes particuliers ou la postérité littéraire du mythe.

Sisyphe nous est tout d’abord présenté comme le roi de Corinthe, l’ancienne Ephyre, et même son fondateur selon certains mythographes (Apollodore). Les auteurs s’interrogent ensuite sur la nature du pouvoir exercé par ce monarque rusé et habile, voire tyrannique – interrogation un peu vaine étant donnée la discrétion des sources antiques sur le sujet. Les conjectures se poursuivent dans le chapitre «Sisyphe l’architecte», qui fait du héros un souverain bâtisseur. Les auteurs y décèlent un lien avec son rocher, qui serait un symbole de l’Acrocorinthe. Ils voient dans son utilisation d’une supposée abondante main d’œuvre servile une manifestation de son hybris, ce mot grec qui qualifie la démesure immanquablement punie par les dieux. Le chapitre présentant Sisyphe comme un «sac à malices», un personnage plein de métis (l’intelligence rusée) est mieux documenté par les sources antiques, dont certaines affirment même qu’Ulysse «aux mille tours» est le fils du roi de Corinthe. En effet, Anticlée, fille de l’expert en brigandages Autolycos dont Sisyphe avait à se venger pour le vol d’un troupeau de bétail, avait été violée avant son mariage avec Laërte par le fils d’Eole. Un court chapitre évoque ensuite l’indiscrétion de Sisyphe, qui dévoile au fleuve Asopos que Zeus a enlevé sa fille Egine, en échange d’une source intarissable pour sa ville. Vient ensuite le conte folklorique suivant lequel il trompa la mort en enchaînant le dieu Thanatos, finalement libéré par Arès. Mais le fils d’Eole ne se résout pas facilement à mourir. Il invente une nouvelle ruse en interdisant à sa femme Mérope de lui rendre les honneurs funèbres. Sur ses prières persuasives, Hadès consent à le renvoyer sur terre pour qu’il puisse veiller au bon accomplissement des rites et punir l’épouse de mauvaise volonté. Sisyphe profite de ce séjour pour prolonger sa vie, oubliant de revenir dans le royaume des morts. Mais le rusé dieu Hermès s’empare finalement de lui. Son châtiment aux Enfers consiste désormais à pousser inlassablement une pierre au sommet d’un tertre, pierre qui retombe chaque fois que le but semble atteint, symbolisant l’éternel recommencement d’un effort vain (métaphore de la vie humaine ?). Malgré l’hypothèse d’un Sisyphe délivré esquissée par certains auteurs contemporains (Georg Strähler, René Char…), l’image du réprouvé au rocher est celle qui s’impose à la postérité.

Certains chapitres sont plus thématiques que réellement biographiques, développant des considérations un peu vaines sur le nom de Sisyphe ou son hypothétique tombeau à Corinthe (attesté par aucune source antique). A partir du chapitre sur les «enjeux de la représentation infernale» (p.65), qui développe les différentes interprétations du mythe du rocher de Sisyphe, les auteurs envisagent sa postérité littéraire et philosophique. C’est la partie la plus intéressante de l’ouvrage. L’essai d’Albert Camus est bien évidemment présenté, mais sans qu’une place trop importante lui soit accordée. Les auteurs préfèrent nous faire connaître d’autres œuvres, dues à Roger Caillois, Ilya Ehrenbourg, François Rachline (auteur d’un roman récent sur Sisyphe), Michel Serres, Wolfgang Borchert, Erich Fried, Günter Grass, Martin Walser, Hans Magnus Enzensberger, Günter Kunert... On n’en donnera ici que deux exemples : les deux nouvelles de l’écrivain lituanien contemporain Vytaute Zilinskaite, qui insistent, comme Camus, sur l’absurdité de la condition sisyphéenne (et humaine). La première, «Sisyphe et le sport», est un pastiche présentant notre héros comme ayant paradoxalement bénéficié de son châtiment pour muscler son corps autrefois obèse et efféminé, «coaché» par un entraîneur qui lui assure une nouvelle célébrité par un nouveau sport : le pousser de rocher. La seconde nouvelle, «Sisyphe et les gardiens», pousse encore plus loin la critique. Les dieux ont attaché à Sisyphe un gardien, puis un second en raison du laxisme du premier qui laissait le réprouvé se reposer. Chacun dispose d’une maisonnette, mais la surveillance se relâche. Les dieux ajoutent alors un troisième gardien, puis un quatrième, et ainsi de suite… jusqu’à ce que cette multiplication aboutisse à la formation de hameaux, puis de villages et enfin de villes. Sisyphe profite de l’incurie du dispositif pour fausser compagnie à ses pseudo-gardiens, et découvre notre monde moderne. Cherchant du travail, il finit par obtenir un poste de… gardien de Sisyphe !

L’essai est agréable à lire, et l’on y découvre des auteurs souvent méconnus, mais l’ensemble s’apparente plus à une rêverie sur le mythe de Sisyphe, à un développement littéraire (avec des reconstitutions ou des hypothèses sur certains épisodes de la vie de Sisyphe, comme l’échec supposé de son mariage, et des références littéraires parfois bien éloignées du sujet, et qui n’apparaissent qu’en raison d’associations d’idées et de thèmes) qu’à une véritable étude sur le mythe. Les auteurs ne sont pas hellénistes ; on est beaucoup plus dans les lettres modernes que dans les lettres classiques. Cela ne serait pas gênant si quelques développements ne s’en trouvaient quelque peu gâchés. Ainsi de la mention d’Ephyra, première occupante du territoire de Corinthe d’après Pausanias : «Fille d’Océan, elle enveloppait déjà la ville isthmique dans la rumeur de la mer toujours recommencée» (pp.20-21) ; c’est oublier que l’Océan était pour les Grecs un fleuve cosmique entourant le monde, et que les Océanides présidaient aux eaux douces des sources, et non aux eaux salées qui étaient plutôt l’apanage des Néréides… On leur pardonnera en revanche la confusion entre Pygmalion et Deucalion (p.118), sûrement simple coquille, à moins qu’il ne s’agisse d’un lapsus révélateur transformant le frustre rocher de Sisyphe en statue de femme idéale…

Sébastien Dalmon
( Mis en ligne le 08/07/2004 )
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