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Histoire & Sciences socialeset Moyen-Age  

L'Occident médiéval face à l'Islam - L'image de l'autre
de Philippe Sénac
Flammarion 2000 /  19.69 €- 128.97  ffr. / 195 pages
ISBN : 2-08-211810-X
FORMAT : 15 X 21

Histoire d’une méconnaissance

L’histoire des représentations est un champ historiographique à la fois passionnant et périlleux. La perception de l’altérité est un objet en effet difficilement identifiable, mais tellement riche en enseignements sur les mentalités d’une époque, sur les relations entre peuples et individus. La caricature, l’anathème, le stéréotype, l’éloge, l’image sympathique, ou au contraire dépréciative, sont autant de mécanismes mentaux révélateurs d’une réalité qui est celle du rapport à l’Autre.

C’est à cet objet incertain que Philippe Sénac, professeur d’histoire médiévale à l’université de Poitiers, consacre le présent ouvrage. L’Occident médiéval face à l’Islam est le fruit d’une étude entamée en 1980 par l’historien sous l’impulsion de Georges Duby lors d’un séminaire du Collège de France sur les mentalités médiévales.

Recourant à toutes les sources susceptibles d’exprimer cette représentation de l’Autre - documents politiques, littérature, oeuvres d’art, folklore - l’historien retrace l’évolution de la vision occidentale de l’Islam du VIIe au XIIIe siècle. Si une évolution se dessine en effet au fil de l’enquête, l’auteur annonce néanmoins un fait essentiel : "malgré la proximité de l’ennemi, les échanges commerciaux, les croisades et la reconquista, les pays d’islam et le monde latin continuèrent de se méconnaître mutuellement" (p. 4). Cette histoire est donc celle d’une méconnaissance et d’une incompréhension.

La naissance de l’Islam dans la péninsule arabique au VIIe siècle passe quasiment inaperçue en Occident. La raison principale, par delà l’éloignement géographique, en est qu’au VIIe siècle, la chrétienté occidentale est une réalité encore toute relative. Ce climat religieux importe : dans une Europe encore empreinte de superstitions païennes, les conditions de réception d’un savoir demeurent précaires. L’Occident du VIIe siècle est un monde clos, mal informé, recroquevillé sur lui-même.

Contrairement à l’Orient byzantin qui connut le monde musulman par l’échange culturel, ce sont sous des augures beaucoup moins favorables que cette rencontre se fit avec l’Occident Chrétien. L’Islam apparaît en Occident sous une image guerrière, conflictuelle. Les conquêtes de la péninsule ibérique et de la Septimanie au VIIIe siècle, jusqu'à Poitiers en 732, le développement de la piraterie sarrasine en Méditerranée occidentale, des Baléares aux côtes italiennes en passant par la Provence, font surgir la réalité arabo-musulmane de manière agressive dans une Europe s’identifiant à une citadelle assiégée. Dès lors, cet Islam agresseur est évoqué sous des traits noirs et menaçants. Il est d’ailleurs important de remarquer que les musulmans sont présentés alors comme des guerriers que l’on ne distingue pas des barbares ; l’Islam n’étant pas encore perçue comme une religion.

C’est en Espagne, l’al-Andalus occupé, que l’Islam comme religion entre dans le champ des représentations, mais sous des jours là aussi très noirs. La martyrologie qui se met en place au milieu du IXe siècle, faisant état en les exagérant des exactions commises contre les chrétiens par les arabo-berbères, dépeint une religion mauvaise, intolérante, violente et cupide. L’Islam est une hérésie et son Prophète, un véritable Antéchrist. Les manuscrits d’un moine asturien de St Martin de Liébana, Beatus, se diffusent en véhiculant cette vision apocalyptique de l’Islam, diffusion à ne pas exagérer cependant ; elle n’est manifeste que dans les régions ayant subi l’occupation musulmane.

Philippe Sénac remarque d’ailleurs que lorsque l’empreinte de l’Islam s’évanouit de ces régions au XIe siècle, les persécutions juives commencent, coïncidence à interroger et que l’auteur explique en ces termes : "Le judaïsme et l’Islam étaient fils d’une même terre. Ils venaient d’Orient et furent ainsi associés dans le clan des déviances coupables" (p. 36).

L’an mil est un tournant. A l’automne 1095, le pape Urbain II réunit à Clermont un concile présentant une image globale de l’ennemi à combattre, expression de cet environnement culturel particulier et aboutissement d’une évolution faite d’imprécations et de menaces papales dont le point de chute fut la grande aventure du Moyen Age, les Croisades. L’Islam devient terre de l’Infidèle à reconquérir, discours que nombreux auteurs légitimeront, de même que les artistes. L’Infidèle à combattre est décrit au peuple illettré et inculte sur les murs des églises, sous des traits noirs et grimaçants. La chanson de geste joua également un rôle important dans la constitution et la diffusion d’un sentiment hostile à l’Islam, de même que les romans courtois, vecteurs culturels à chacun desquels Philippe Sénac consacre un chapitre de son étude.

Le XIIe siècle voit l’émergence de nouvelles représentations, éloignées de la doxa ecclésiastique. Le négoce, la diplomatie et la politique freinèrent dès cette époque l’expansion de la représentation conventionnelle de l’Islam. Les negociatores ramènent d’Orient l’image fascinante de la magnificence et des richesses des cités arabes alors que des impératifs géopolitiques conduisent certains princes chrétiens à rechercher le soutien des puissances musulmanes. Une meilleure connaissance de l’Autre est également rendue possible par les premières traductions. C’est à Tolède, reconquise en 1085, qu’Averroès, grand commentateur d’Aristote, est traduit.

Les efforts des clunisiens pour comprendre l’Islam visent à la même époque à convertir les musulmans sur les bases de leur propre foi. Le sarrasin, d’ennemi à détruire, devient homme à convertir. Cette naissance d’une nouvelle image ne doit cependant pas être vue comme une révolution culturelle tant elle ne concerne que quelques minorités intellectuelles.

La confrontation directe des croisés avec les guerriers musulmans permet également aux premiers de réaliser le décalage entre la propagande et la réalité ; le sarrasin, là aussi, s’humanise, est animé de qualités, peut se montrer grand chevalier à l’image, par la suite idéalisée, du sultan Saladin.

Mais cette reconnaissance de l’Autre reste un acte manqué. Comme le souligne Philippe Sénac, à l’orée du XIVe siècle, le dialogue entre l’Occident et l’Islam demeure impossible car "fondé sur la recherche d’un dépassement de l’autre. Une démarche différente des procédés violents des croisés, mais également vaine. Les missions, pas plus que les croisades, n’atteignirent leur but" (p. 132). Le musulman n’est toujours pas reconnu en tant que tel.

Le XIIIe siècle voit ainsi apparaître les premiers signes d’une crise mentale, marquée par l’essoufflement des croisades et l’évanouissement de l’idéal chevaleresque, par l’échec des tentatives de conversion en Terre Sainte dont St François d’Assise est l’image emblématique, et l’entrée de l’Occident dans une crise profonde. Les crises religieuses, la Guerre de Cent ans, les famines, font disparaître l’Orient des préoccupations immédiates. L’Apocalypse change de visage comme l’exprime de manière saisissante l’auteur qui ne voit, dès lors, "de courbe que la faux de la Mort, et non plus le croissant de l’Islam". (p. 145.)

L’effroi du péril islamique renaîtra cependant sous les traits de la menace turque. La prise de Constantinople par Mehmet II en 1452 ravive d’anciennes peurs et animosités et fournit à Rome l’occasion de reconstruire l’unité détruite par le schisme. Pour autant, le temps des Croisades est passé. En 1492, la fin de la Reconquista libère l’Europe du péril musulman à l’Ouest, un Ouest par ailleurs amplifié par la découverte d’un nouveau continent. L’Europe de l’Est, soumise par les Turcs, commence à entrer dans l’oubli de l’Occident : "Après un millénaire de combats et d’échanges, fascinée par l’Indien, l’Europe délaisse le Turc. Une histoire prend fin" (p.162).

L’étude à la fois précise et humble de Philippe Sénac - humble parce que l’objet, répétons-le, est d’usage délicat et que les sources pour le mettre en relief sont parcellaires et lointaines - aboutit à des conclusions qui font écho à notre époque, sans doute pas entièrement libérée de perceptions tenaces. L’altérité musulmane, mais aussi celle de nos voisins européens perçus comme moins européens que nous - ce que de grands intellectuels comme Milan Kundera ou François Fejtö déplorent à juste titre - s’inscrit ainsi dans une longue durée, plus que millénaire. L’Occident médiéval face à l’Islam, ouvrage passionnant, érudit mais accessible, stimulant intellectuellement, aide à le comprendre et s’inscrit dans l’actualité la plus immédiate.

Thomas Roman
( Mis en ligne le 07/06/2001 )
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