L'actualité du livre
Histoire & Sciences socialeset Période Moderne  

Charles Quint
de Pierre Chaunu et Michèle Escamilla
Fayard 2000 /  27.48 €- 179.99  ffr. / 854 pages
ISBN : 2-213-60394-4

Charles Quint ou Une histoire de l’Europe

Le cinq centième anniversaire de la naissance de Charles-Quint (1500-1558) était une trop belle occasion pour que Pierre Chaunu, qui l'avait tant côtoyé au long de ses recherches et travaux relatifs à l'Espagne ou aux questions religieuses de la Renaissance, la laissât passer et ne pût enfin vaincre, ici avec l'impulsion et la collaboration de l'une de ses élèves hispanologue, Michèle Escamilla, ses anciennes réticences face à l'exercice de la biographie historique pour brosser au plus près le portrait de cet homme né prince bourguignon, vivant empereur germanique et mort monarque espagnol. Qui éprouve quelque intérêt pour la compréhension de l'histoire française de la Renaissance ne peut faire l'impasse sur la connaissance de la vie, de l'action, du destin de ce prince francophone, qui dut consacrer le plus clair de son temps, de son énergie, de ses finances, à s'opposer aux entreprises du roi de France, souverain d'un royaume hors norme à l'aune des états de ce temps, bloc redoutable et redouté placé au centre de l'Occident chrétien.

Car Charles naît à Gand aux Pays-Bas bourguignons dans une famille qui est justement le résultat d'un réseau, construit en trois, voire quatre générations, d'alliances matrimoniales destinées à contrebalancer la puissance française : Bourgogne, Habsbourg, Savoie, Castille, Aragon et donc Naples-Sicile, et même Portugal et Angleterre. Son aînesse et surtout un orphelinat précoce, par la mort de son père Philippe le Beau (1506) et la rapide dérive maternelle vers la démence, enfin, le décès de ses grands-parents souverains catholiques en Espagne, Isabelle de Castille (1504) et Ferdinand d'Aragon (1516), donnèrent à l'adolescent à peine émancipé un héritage imposant mais étiré de la Frise à la Sicile et à l'Andalousie en passant par la Franche-Comté, sans compter les premiers établissements des Indes occidentales.

Trois ans plus tard, la mort de Maximilien d'Autriche y ajoutait les territoires des Habsbourg et la possibilité de postuler à l'Empire. Il emporta la couronne en l'achetant à crédit auprès de électeurs grâce aux banquiers allemands, tandis que son concurrent, François Ier, la perdait en ayant payé plus et comptant : le roi de France devenait le vassal nominal de son ennemi pour le Milanais ! Puisque la volonté divine avait fait de lui l'héritier, le dépositaire de toute une politique dynastique, il se fixa pour objectif primordial d'assumer l'héritage, de le gérer, le conserver et de le transmettre dans la meilleure situation possible. Condition vitale à l'exécution de cette mission que Pierre Chaunu met en relief : une circulation aisée des hommes, des courriers, de l'argent, des marchandises entre tous ses états, sachant que la voie maritime est jugée trop peu sûre par méfiance vis-à-vis de l'Angleterre d'Henri VIII et que sinon il faut traverser le royaume de France...

Or, dès 1515, le nouveau roi de France, François Ier, ce descendant des Orléans, ennemis des ducs de Bourgogne ancêtres de Charles, a recouvré après Marignan le duché de Milan conquis puis perdu par son prédécesseur Louis XII, privant ainsi Charles de faciles communications entre ses possessions. Le véritable enjeu du conflit entre les deux maisons, qui dura jusqu'en 1559, résidait bien là. Charles lui-même passa l'essentiel de son règne à se rendre des Pays-Bas en Espagne, d'Espagne en Italie, d'Italie en Allemagne, pour ne pas parler des expéditions sur les côtes barbaresques d'Afrique du Nord. C'est que souvent la situation exige sa présence personnelle, physique, d'abord pour se faire connaître et reconnaître de ses nouveaux sujets, pour recevoir les couronnes et être sacré, ensuite pour dénouer les crises intérieures, parfois liées d'ailleurs à son absence jugée trop longue et prise pour de la négligence : diète de Worms et entrevue avec Luther (1521), diète d'Augsbourg (1530), soulèvement des comuneros en Castille (1520-1522), révolte de Gand (1539-1540) par exemple.

En outre, élevé en soldat, il a tenu maintes fois à prendre la tête de ses armées en campagne : défense de Vienne, expéditions de Tunis et d'Alger, de Champagne et de Metz, campagne contre le duc de Clèves, campagne du Danube aboutissant à la victoire de Mühlberg. Comme il ne détenait pas plus le don d'ubiquité qu'un autre, il devait partager, déléguer, et le fit plutôt avec bonheur en sachant choisir ses serviteurs et conseillers, sans l'influence d'une favorite prête à placer les siens et conscient qu'il pouvait exister des gens de rang inférieur au sien dotés de compétences supérieures dans tel ou tel domaine. Poursuivant la tradition, il met la famille à contribution, laisse sa tante Marguerite d'Autriche à la tête des Pays-Bas, puis à sa mort (1530) la remplace par sa propre sœur, Marie de Hongrie, qui se révéla tout aussi remarquable et efficace.

Dès 1521, le domaine héréditaire des Habsbourg est confié à son frère Ferdinand, ce cadet élevé en Espagne mais au destin germanique, devenu en plus roi de Bohème et de Hongrie (1526), élu roi des Romains à la demande de Charles en 1531 et en charge de la défense de la frontière orientale de l'Empire face aux Turcs, tandis que l'empereur s'occupait de protéger la Méditerranée occidentale des raids de Barberousse. Les suggestions stratégiques et tactiques des généraux sont écoutées et respectées. Ses premiers conseillers sont bourguignons, des Pays-Bas, tels Guillaume de Croÿ, seigneur de Chièvres, et Adrien, chanoine de Louvain, futur pape, qui avaient eu la charge de son éducation, de Franche-Comté, comme Granvelle, ou du Piémont, comme Gattinara, mais l'épisode douloureux des germanias de Valence et des comuneros de Castille l'incitent à panacher le gouvernement d'éléments ibériques.

Lorsqu'il commet des erreurs, il les assume pleinement et s'attache à les corriger sans s'acharner inutilement. Ainsi, ayant écrasé la révolte espagnole, il limita le nombre d'exécutions capitales pour apaiser les esprits et demeura sept ans de suite dans la péninsule ibérique pour y conforter son autorité (1522-1529). Chevalier de parole et d'honneur, élevé dans un esprit plutôt érasmien, il laisse Luther repartir libre de Worms comme il l'avait promis et comprend les attentes spirituelles des Allemands séduits par le discours de l'augustin de Wittenberg, et en permet donc la diffusion. Ensuite, il est trop tard, le tiers de l'empire est bientôt conquis par la nouvelle confession, mais Charles-Quint ne veut pas d'un conflit généralisé et sanglant en Allemagne, car il croit longtemps, toujours érasmien au fond, à une conciliation, au concile qu'il réclame au pape, et, déçu dans cette attente par les pontifes italiens, il ne se résout à la guerre qu'à partir du moment ou les deux camps radicalisent leurs positions.

Pourtant, après la victoire de Mühlberg, les victoires protestantes rééquilibrent les forces si bien que la situation acquise est entérinée au compromis d'Augsbourg (1555) : cujus regio, ejus religio d'une part, reconnaissance définitive du Habsbourg Ferdinand comme roi des Romains par les princes électeurs réformés de l’autre. Il exploite aussi à fond les erreurs et faiblesses de l'adversaire, ainsi que les guerres contre François Ier le démontrent à merveille. L'archaïsme tactique du commandement français, de troupes où la cavalerie lourde encore très aristocratique tient une place trop importante au regard d'une infanterie méprisée et sous-équipée en armes à feu et d'une artillerie de qualité mais sous-employée, les choix de mauvais chefs (Lautrec) au détriment des compétents (Bourbon) signent la perte définitive du Milanais. Pavie est une aubaine, la capture du roi de France, une manne: la rançon versée en 1530 par François Ier pour la libération de ses enfants otages en Espagne représente quinze ans d'arrivées d'or d'Amérique et soulage un temps les Pays-Bas et la Castille sur lesquels s'exerce le gros de la pression fiscale de Charles-Quint.

Avec Milan reprise et gardée, l'essentiel est assuré. De toute façon, l'empereur d'origine bourguignonne ne se fit pas longtemps d'illusions sur l'espoir de recouvrer le duché de ses ancêtres. Du moins, la Navarre au sud des Pyrénées était-elle confirmée de facto à l'ensemble espagnol et la paix de Cambrai, paix des Dames négociée par la tante Marguerite, son dernier grand acte de gouvernante des Pays-Bas, permettait-elle de soustraire pour de bon l'Artois et la Flandre à l'interventionnisme du suzerain français. La conquête des évêchés lorrains francophones par Henri II ne représentait pas un danger dans l'immédiat, d'autant que le désastre de Saint-Quentin (1558), qui consacrait la nouvelle supériorité militaire espagnole, poussa la France à composer. Mais depuis des mois, l'empereur n'était plus qu'un reclus volontaire soucieux de réussir son ars moriendi.

Epuisé par son règne d'errance, meurtri assez tôt dans sa chair par les maladies, à l'instar des hommes de son temps, énervé en son esprit par ce qu'on appelle aujourd'hui le stress, induit par l'immensité de ses responsabilités, Charles-Quint, se sentant décliner et voyant le patrimoine familial préservé, décida d'accomplir ce à quoi il songeait déjà depuis les années 1540 : dès 1543, il avait confié la régence de l'Espagne à son fils Philippe, seize ans, formé ainsi au métier de roi ; en 1554, il lui cède Naples, la Sicile et Milan, les Pays-Bas en octobre 1555, l'Espagne enfin en janvier 1556 et la Franche-Comté en avril, abdications proclamées à Bruxelles, d'où il partit en septembre pour son dernier voyage vers l'Espagne. Ce sont ces trois dernières années de retraite et de parcours vers la mort et surtout de quête du meilleur au-delà possible que Michèle Escamilla choisit pour toile de fond d'un portrait plus intime, alternant l'itinéraire vers l'ultime demeure et des retours approfondis sur quelques lieux, des témoignages, des portraits de proches, des rencontres, des épisodes marquants.

On découvre la reine Isabelle de Portugal, les enfants illégitimes mais reconnus et devenus l'une duchesse de Parme et l'autre un prince accompli, futur vainqueur de Lépante, enfants que Charles put se vanter de n'avoir pas conçus en situation d'adultère, ou encore Cisneros, ou le pape Adrien VI, son précepteur, et enfin le couvent hiéronymite de Yuste en Estrémadure. Car l'empereur est devenu plus espagnol que tout autre chose. Il a appris à aimer ses états et sujets ibériques, et à être payé de retour, il connaît leur langue à présent mieux que l'allemand, le néerlandais et l'italien, et fait éduquer son fils à l'espagnole et de façon plus livresque que lui-même, qui regrettait son ignorance du latin et avait dû se contenter d'une culture fondée sur la mémoire et l'appréhension sensitive. Son séjour de retraite à Yuste infléchit ses opinions religieuses, de sorte que lorsqu'il apprend l'existence de foyers réformateurs en Espagne même, sa réaction est beaucoup plus violente que vis-à-vis des débuts réformateurs en Allemagne : le mal ne doit pas pénétrer en Espagne, l'Inquisition doit frapper et éradiquer.

En effet, même officiellement retiré des affaires, à la surprise générale d'ailleurs, il est consulté et réagit sur la nouvelle guerre contre la France, qui a déjà laissé plus d'une fois la couronne sans le sou. Mais la victoire de Saint-Quentin, qui marque le passage de témoin à son fils, confirmée à Gravelines, lui permirent de mourir rassuré de ce côté.

Plus qu'une simple biographie d'un souverain étranger et lointain, cet ouvrage, où le Nouveau Monde apparaît peu, parce que son rôle ne devint vraiment significatif qu'à partir de Philippe II, est une leçon d'histoire de France, et mieux encore, une leçon d'histoire de l’Europe.

Christophe Vellet
( Mis en ligne le 07/08/2000 )
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