L'actualité du livre
Histoire & Sciences socialeset Période Contemporaine  

Une histoire politique du journalisme - XIXe-XXe siècle
de Géraldine Muhlmann
Seuil - Points histoire 2007 /  8 €- 52.4  ffr. / 488 pages
ISBN : 978-2-7578-0392-9
FORMAT : 11,0cm x 18,0cm

Première publication en mars 2004 (PUF).

L'auteur du compte rendu: maître de conférences en Histoire contemporaine à l'université de Paris-I, Sylvain Venayre a publié La Gloire de l'aventure. Genèse d'une mystique moderne.
1850-1940
(Aubier, 2002).


Philosophie politique du journalisme moderne

Cette Histoire politique du journalisme n’est pas exactement un livre d’histoire. Son auteur, Géraldine Muhlmann, est agrégée de science politique ; elle est aussi agrégée de philosophie et diplômée de l’école de journalisme de la New York University; elle a elle-même pratiqué le journalisme. Une triple — et brillante — formation, donc, dont le présent livre porte la — non moins brillante — trace. Mais une absence de formation précisément historienne marque également cette Histoire politique du journalisme aux XIXe et XXe siècles.

Dans le corpus étudié, d’une part : le parti pris de l’ouvrage est résolument impressionniste. Géraldine Muhlmann propose, de son propre aveu, une «galerie de portraits», qui ne prétend en aucun cas être représentative de l’histoire du journalisme des deux siècles passés. Elle présente ses choix comme autant de renonciations. Elle aurait pu tomber plus mal : Séverine, Nellie Bly, Albert Londres, Edward R. Murrow, Lincoln Steffens, George Orwell, Seymour M. Hersh, Michael Herr dessinent en effet les contours d’un journalisme prestigieux. Nous sommes ici très loin de la volonté d’une histoire sociale du journalisme qui, à l’instar de celle faite par Christian Delporte, fait la part belle aux sans-grades du journalisme moderne, et essaye de repérer les mutations qui les affectent en tant que groupe. Géraldine Muhlmann s’intéresse à des «cas» remarquables, et assume ses choix.

C’est qu’il s’agit ici d’une démonstration. Géraldine Muhlmann pose en principe que le journalisme moderne — qui apparaît dans les années 1830 aux Etats-Unis, une quarantaine d’années plus tard en France — se traduit par un commandement fait aux journalistes : rassembler. Les progrès des moyens de communications, ceux de la démocratisation, ceux de l’alphabétisation ont, au cours du XIXe siècle, transformé la signification du journal. La presse, que la Révolution française avait instituée comme appendice de la parole politique auprès d’un public cultivé, est devenue une source d’informations pour le plus grand nombre. Ses transformations sociales — création des grandes agences de presse, invention du reportage, professionnalisation du corps des journalistes, etc. — furent alors parallèles à la définition proprement politique du rôle du journaliste. Dès lors, pour analyser ce rôle nouveau et ses significations, point n’était besoin de constituer un corpus représentatif des journalistes modernes ; quelques cas suffisaient, pour peu qu’on les analysât avec profondeur. C’est ce qu’a fait Géraldine Muhlmann, en utilisant comme concept opératoire la dialectique du rassemblement et du décentrement.

Car la méthode d’analyse de Géraldine Muhlmann, elle aussi, doit peu à l’histoire et beaucoup à la philosophie. Le point central de son raisonnement est une figure : celle du «témoin-ambassadeur», qui apparaît, selon elle, avec le journalisme moderne. L’invention du reporter fut à la fois celle d’un témoin des événements qu’il rapporte — le primat du «J’ai vu» — et celle d’un ambassadeur du genre humain qui, parce qu’il n’est qu’un corps voyant, abstraction faite de toute théorie politique, est le représentant de tous. C’est ce que Géraldine Muhlmann montre en analysant longuement les textes de Séverine lors de l’affaire Dreyfus, et plus brièvement d’autres textes de journalistes, dont ceux d’Albert Londres. La brièveté n’empêche pas la finesse de l’analyse : en quelques pages, Géraldine Muhlmann propose ainsi une critique implacable du célèbre article du reporter Régis Debray prenant la défense des Serbes dans l’ex-Yougoslavie en guerre en 1999.

Cette figure du témoin-ambassadeur, nous dit Géraldine Muhlmann, domine tout le journalisme moderne : Régis Debray, qui présente ses théories politiques comme autant de conséquences objectives de sa position de témoin-ambassadeur, montre sans s’en douter la persistance de ce modèle. Géraldine Muhlmann consacre néanmoins toute la seconde partie de son ouvrage à tenter de dessiner les contours d’un autre journalisme, par lequel il serait possible d’abandonner la volonté de rassembler qui est celle du témoin-ambassadeur, au profit d’un utile décentrement.

Ses premiers héros sont les muckrakers («fouille-merde») américains : le terme apparaît pour la première fois, dans la bouche du président Theodore Roosevelt, en 1906. L’un de ces plus fameux muckrakers, attaché à découvrir l’entière vérité des faits, est alors Lincoln Steffens. L’analyse que Géraldine Muhlmann fait de son itinéraire montre bien à quel point Steffens lui-même avait conscience de l’ambiguïté fondamentale du témoin-ambassadeur, si sincère soit-il : le lien noué entre le reporter et son public, la nécessité pour le journaliste de faire ressentir à son public les manifestations de la vérité, la part obligatoirement littéraire de l’écriture du journaliste biaisent, Géraldine Muhlmann le montre remarquablement, son rapport à la vérité.

Cette conscience aiguë, chez certains muckrakers, de l’aporie que constitue la figure du témoin-ambassadeur, va conduire, au XXe siècle, aux différents essais d’un journalisme du décentrement, qui renoncera en conscience à la prison que constitue le public : c’est George Orwell, «archétype de la figure du décentreur» pour Géraldine Muhlmann (une écriture de l’exil qui décentre le regard lui-même), c’est le New Journalism américain des années 1960 (le journaliste qui assume la subjectivité de son point de vue), c’est l’expérience de Libération dans les années 1970 (qui renonce à parler pour le plus grand nombre, au profit d’un rassemblement des seuls dominés).

On manquerait le compte rendu de ce livre si on ne le résumait qu’à une grande dissertation problématisée par la dialectique rassembler / décentrer. Ne dissimulons pas, en effet, le vrai plaisir pris à la lecture de l’ouvrage de Géraldine Muhlmann, qui est non seulement bien écrit, mais qui, riche en citations, nous fait revivre de grands journalistes qui furent aussi, d’Albert Londres à George Orwell, de grands auteurs. Ne dissimulons par non plus, last but not least, le plaisir né du comparatisme de la démarche. Si Séverine, Albert Londres ou même George Orwell sont bien connus du public français, il n’en va pas de même de Lincoln Steffens, par exemple, et il est passionnant de voir ainsi la presse française (qui fait l’objet aujourd’hui de nombreuses publications) mesurée, en termes de philosophie politique, à son homologue américaine.

Sylvain Venayre
( Mis en ligne le 11/12/2007 )
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