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Histoire & Sciences socialeset Période Contemporaine  

Joseph de Maistre - Un philosophe à la Cour du tsar
de Bastien Miquel
Albin Michel 2000 /  14.96 €- 97.99  ffr. / 254 pages
ISBN : 2-226-11414-9

Les soirées de Saint-Pétersbourg

Joseph de Maistre est un penseur plutôt catalogué que véritablement connu, et sur cette base lui est faite une réputation quasi-intangible largement tributaire de l’événement qui l’a vue naître, c’est-à-dire le bouleversement inouï de la Révolution française.

La présente biographie a le mérite de montrer la pensée prise dès sa naissance dans son développement en quelque sorte au jour le jour. Car si d’emblée elle apparaît fixée sur la ligne de fond, ce sont bien les grands mouvements devenus historiques qui l’affirment, la précisent en même temps qu’ils la modulent, et peut-être même à un moment donné la menacent (au lendemain de Tilsit, lorsque Joseph de Maistre recherche avec insistance une entrevue avec Napoléon, en qui il voit peut-être alors la source d’une nouvelle légitimité ?).

L’abolition de la royauté va faire du "furieux libéral", en réalité partisan d’une monarchie tempérée par les corps intermédiaires (le sénateur de Maistre est un magistrat de sa Savoie natale), le violent pamphlétaire des Considérations sur la France. Saisi par cette révolution qui le chasse de Savoie, le poursuit au Piémont et l’oblige finalement à se réfugier en Sardaigne, il la hait de toute son âme, mais il est cependant fasciné par sa grandeur. En 1813 il ira même jusqu’à reconnaître une sorte de Rome messianique avant la lettre aux Français, choisis pour en être les acteurs grandioses (p. 222). Engagé avec passion dans l’événement, il n’en a pas moins su en prendre toute la mesure dès le début, - un des très rares de son temps. "Longtemps nous l’avons prise [la Révolution], écrit-il dès 1793 à la comtesse de Costa, pour un événement. Nous étions dans l’erreur : c’était une époque", la plus importante depuis l’avènement du christianisme. Il situe cependant cette chute dans la perspective du Salut parce que voulue par la Providence comme source de régénération. Mais, "malheur aux générations qui assistent aux époques du monde" !

La biographie de Bastien Miquel nous fait d’abord rencontrer notre personnage dans l’environnement familial; nous le suivons dans ses études, brillantes, ses activités dans le monde et sa carrière jusqu’au rang de sénateur. Mais ce qui compte surtout, ce qui captive, c’est son ambassade auprès du tsar: le voyageur, qui est aussi un touriste (Pompéi, Rome, ...); l’acteur des "soirées de Saint-Pétersbourg" avec ses évocations de la Russie depuis Pierre le Grand et la société de la capitale - au premier rang la vie politique -, sans oublier ses monuments; le chef de famille, qui se soucie de pousser son frère Xavier (à la direction de l’amirauté), d’établir son fils Rodolphe (finalement général aux chevaliers-gardes d’Alexandre), d’introduire dans les salons sa fille Constance, venue le rejoindre après son fils; sa correspondance avec sa femme restée en Savoie jusqu’au bout (car si la Révolution l’a dépouillée de ses biens, l’Empire lui a enlevé sa famille), mais plus que tout les échos du grand affrontement qui se déroule sur le théâtre de l’Europe et des réactions qu’ils lui inspirent - une vision à l’opposé de celle que l’on peut alors avoir de Paris : son parfait négatif.

Fidèle contre vents et marées, malgré des déboires, à un souverain médiocre sinon insignifiant, confiné alors dans une Sardaigne en marge du monde (que le Corse dédaignera même d’occuper), Joseph de Maistre finira par devenir le conseiller influent du monarque en qui il avait vu le champion de sa cause, et à juste titre, le tsar lui-même. Défenseur passionné de la religion catholique (en même temps que franc-maçon, mais de la tendance mystique), à laquelle il s’est même mêlé, à son grand dommage (il sera congédié par le monarque pour avoir soutenu les jésuites), de convertir la Russie, c’est toujours le principe d’autorité qu’il s’applique à défendre, et qu’il entend renforcer et sceller en faisant du pape le vicaire infaillible de Dieu.

C’est dire que le penseur est entièrement confondu avec l’homme comme avec son temps dont il est tributaire dans sa vie privée comme dans sa vie d’homme public. Si elle n’est pas unique (car l’ouragan a soufflé un peu partout), il a fait de sa vie un destin assez exceptionnel, lui, déraciné, jeté sur les routes de l’étranger, en fin de compte profondément déçu sinon trahi, qui pour finir ne se sent même plus chez lui dans sa patrie originelle (où le roi a ratifié la vente des biens nationaux), alors que l’idée pour laquelle il a consenti tant de sacrifices triomphe dans le monde politique et fait son chemin dans le domaine religieux. "Ce qu’il y a de plus insupportable dans les révolutions c’est d’être dédaigné par le parti qu’on a servi avec éclat".

Ecrite dans un style alerte, cette biographie est cependant parsemée de quelques phrases peu travaillées, et parmi les remarques souvent judicieuses, quelques autres sont nettement moins heureuses. Ainsi lorsque Bastien Miquel place sur le même niveau la traversée des Alpes de Joseph de Maistre et celles, passée, d’Hannibal ou, à venir, de Bonaparte (p. 28).

L’auteur, s’il ne s’identifie pas à son personnage, le suit de l’intérieur et le représente sur le théâtre de son existence, à laquelle le lecteur est convié. La pensée, il est vrai, se révèle pour une large part dans l’action. La contrepartie, c’est qu’elle demeure ici à l’état assez élémentaire : pas d’analyse vraiment approfondie, en tout cas systématique, ne serait-ce que dans la conclusion, d’autant plus que l’oeuvre - Considérations sur la France, Essai sur le principe générateur des constitutions politiques, Le Pape, Soirées de Saint-Petersbourg - n’est pas à proprement parler analysée. Rançon du genre de la biographie peut-être ? Sans aucun doute pour une large part. Le recours fréquent à la correspondance - bienvenue certes, qui offre le mérite de saisir la pensée sur le vif - beaucoup plus qu’à l’oeuvre ne peut y suppléer vraiment. Se détache toutefois avec une grande netteté ce qui est présenté comme l’essentiel voire l’essence même : l’apologie de ce fameux principe d’autorité, considéré comme sacré et vital dans la mesure où il est perçu comme source et ciment indispensable de toute société.

Ce principe avait encore de beaux jours devant lui, non sous sa forme de droit divin qui jetait alors ses derniers feux (sauf, précisément, en Russie), mais du moins assis sur la volonté du peuple, réelle ou simplement évoquée par les divers régimes. La profonde crise qu’il traverse actuellement nous amène à redécouvrir avec un intérêt au moins documentaire la vie et la pensée de l’un des plus grand philosophes du XIXe siècle.

Jean-Noël Grandhomme
( Mis en ligne le 30/03/2001 )
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