L'actualité du livre
Histoire & Sciences socialeset Période Contemporaine  

Daniel Halévy - Du libéralisme au traditionnalisme
de Sébastien Laurent
Grasset - Biographies 2001 /  27.48 €- 179.99  ffr. / 595 pages
Prix François Furet 2001
ISBN : 2-246-60681-0

Sébastien Laurent, auteur de l'ouvrage, est collaborateur à Parutions.com

La trajectoire d'un grand esprit

Descendant de juifs bavarois, Daniel Halévy (1872-1962) est un personnage à part dans l'histoire de la littérature et de la politique françaises du XXe siècle. Fils de l'académicien Ludovic Halévy et frère d'Elie, le philosophe impliqué par la fameuse Revue de Métaphysique et de Morale lancée en 1893, Daniel Halévy reçoit une éducation protestante dans un milieu de bourgeois aisés, baignant dans l'orléanisme, qui lui permet d'entamer dès les années 1900 un parcours d'écrivain, de critique et d'essayiste. Qui se double bientôt d'un engagement militant de type proudhonien qui le rapprochera de la droite maurassienne tout en s'intéressant à l'histoire de la IIIe République. Ardent défenseur du capitaine Dreyfus tout au long des coups de théâtre de l'Affaire, le dilettante D. Halévy, découvreur de Nieztsche, féru de ruralisme et idéalisant un certain type de socialisme adhérera peu à peu au nationalisme de l'Action Française.

Traducteur avisé, connu pour sa plume au service de diverses revues prestigieuses - auxquelles il collabore ou qu'il dirige - dans la première moitié du XXe siècle, cet "écrivain éclectique" selon la formule de Sébastien Laurent se commettra pourtant pendant deux ans avec le régime pétainiste de Vichy, soutenant la cause du traditionalisme. En plus des nombreuses informations tant historiques qu'historiographiques, le regard que l'historien porte sur l'écrivain vaut surtout ici par l'art de mettre en exergue la collusion entre le politique, le littéraire et l'historique au sein de laquelle évolue D. Halévy. Autant d'orientations, entraînant la difficile compréhension du credo halévien, qui sont l'une après l'autre minutieusement passées au crible par le biographe.

Il en ressort que la complexité de Daniel Halévy participe à la fois d'un héritage politique paternel sceptique à l'égard du pouvoir des masses et d'une impossibilité à s'inscrire au panthéon littéraire. Comme le synthétise en préface Serge Berstein, directeur de la thèse de doctorat de Sébastien Laurent soutenue à l'IEP de Paris et devenue le présent ouvrage, retracer le parcours du classique D. Halévy dans son opposition constante à la République parlementaire revient à saisir le "processus d'assimilation des juifs de France au XIXe et au XXe siècles" Mais aussi la "quête de pouvoir littéraire" qui sera bientôt tournée vers la transformation du libéral en un farouche ennemi de la démocratisation de la société française.

Des pages fort instructives sont consacrées par S. Laurent au salon littéraire que tint quasiment toute sa vie à Paris Halévy au 39 du quai de l'Horloge, de même qu'à sa découverte de "talents" pour le compte des réputés Cahiers verts de Grasset que notre impétrant éleva au rang des Cahiers de la quinzaine de Péguy (on apprend beaucoup dans ce passage sur la politique éditoriale que mena Bernard Grasset pour promouvoir sa maison). Qu'on en juge : par son implication dans l'univers des revues littéraires et par la vie mondaine qui seyait à sa famille, Halévy - qui s'obstinera à refuser d'entrer à la NRF - rencontra, sans se montrer ici exhaustif, rien moins que Barrès, Sorel, Malraux, Péguy, Proust, Montherlant, Gide, Benda, Rolland, France, Malaparte, Mauriac, Anna de Noailles, Drieu la Rochelle, Berl, Giraudoux, Gabriel Marcel et autres Julien Green... On comprend mieux comment pu s'établir, pour reprendre un qualificatif de Serge Berstein, sa "magistrature d'influence" ! Mais il semble qu'à mesure que l'écrivain-essayiste-critique pourfendait la décadence de son temps, réfutant ouvertement le concept de suffrage universel et la démagogie, il se soit lui-même isolé toujours davantage de l'évolution de son époque en lui préférant un mythique âge or aristocratique. Halévy rêvera longtemps d'une transformation des masses par l'éducation, la "démopédie"... Ainsi délaissera-t-il peu à peu le libéralisme républicain et les rangs dreyfusards, déçu de la fausse solution de l'Affaire, pour se diriger vers un socialisme plus belliqueux. Suivront dans cette désormais "littérature de combat" La Fin des notables en 1930, La Décadence de la liberté en 1931, La République des comités en réaction aux événements du 6 février 1934 et en 1937. Autant de boulets rageurs expédiés à l'encontre du républicanisme, du parlementarisme et du Parti Radical.

Grâce aux pièces à charge du dossier qu'il instruit aussi méticuleusement, Sébastien Laurent n'hésite d'ailleurs pas à montrer les limites du "socialisme humaniste" de Daniel Halévy qui, malgré sa dévotion pour les Universités Populaires et ses trois voyages au "Centre" de la France afin de rencontrer in situ les paysans, le "petit peuple", n'a jamais eu vraiment accès à la mentalité et aux moeurs si éloignées de l'urbanité parisienne qu'il espérait capter. Le constat final est alors amer, pour autant qu'il invite à penser qu'à force de lucidité revendiquée sur les autres, Halévy se sera constamment leurré sur lui-même une bonne partie de sa vie : les ouvriers qu'il approchera dans les comités de Seine-et-Oise à partir de 1898 ne seront pas dupes longtemps de ce bourgeois qui veut singer le pauvre, et les critiques qui recueilleront ses ouvrages pointeront souvent le louvoiement littéraro-politique qui les traverse en en multipliant - i.e compliquant - les possibilités herméneutiques. Sébastien Laurent l'observe explicitement : "A l'Enseignement mutuel au début du siècle, Daniel Halévy avait été confronté à la petite bourgeoisie et aux classes moyennes plutôt qu'au prolétariat ouvrier; auprès des paysans bourdonnais, il avait fait la connaissance d'une élite paysanne bien éloignée des métayers. Le prolétariat ouvrier qu'il avait cru côtoyer n'était en réalité que l'élite des couches populaires".

Se dessine ainsi paradoxalement à propos d'un esprit si érudit ce que nous aimerions nommer un complexe de Gribouille : pour avoir tellement craint le danger de la démocratie et l'importance croissante des masses, Daniel Halévy - sans doute aveuglé par un nietzschéisme qu'il avait à tort ramené à la vie poétique de l'auteur plutôt qu'à la complexe pensée du philosophe - défendra le sillon traditionaliste, ancré dans l'emblème d'une France pré-industrielle et artisanale - de la dictature. "Il a fait le plus souvent, notait Louis Gillet en 1936, le rêve littéraire de retrouver un état social dont les conditions politique ont disparu".

Cela n'enlève rien, loin s'en faut à ses qualités littéraires car à l'heure où l'on découvre avec émoi le Journal inutile (Gallimard, 2001) de Paul Morand, effrayant par son antisémitisme, sa haine des pauvres et du peuple, nul n'oserait contester le talent littéraire du père d'Hécate et ses chiens ou de L'homme pressé. Et il en est de même pour le portraitiste caustique de l'Histoire de quatre ans. 1997-2001 et d'Un épisode. Ne serait-ce que pour avoir voulu restituer à Daniel Halévy l'agitation tumultueuse des cimes et des abysses jusqu'où portait son regard, la biographie de Sébastien Laurent - qui se garde bien de dissocier la vie et l'oeuvre de son sujet - est éclairante. Plus qu'oeuvre de justice, l'historien n'est pas encore un avocat, elle est témoignage de justesse. Elle nous livre sans paravents la "situation d'un écrivain dans la société du XXe siècle". Comme ses prédécesseurs, les littérateurs du XIXe siècle qu'étaient les Hugo, Lamartine ou Sand, Halévy échouera en définitive à transmettre aux couches populaires la littérature bourgeoise. Son aveuglement ira, comme l'atteste sa Deuxième lettre à une amie allemande, jusqu'à affirmer dans l'entre-deux guerres qu' "à travers les catastrophes, les seules choses qui [lui] importent vraiment, ce sont les constructions de l'art et de la pensée, de l'esprit".

La politisation du champ littéraire est indéniable chez Daniel Halévy. Elle ne rend pas cet écrivain, débouté de ses prétentions à l'Académie française une seconde fois en 1953, plus grand : elle contribue seulement à nous assurer de son humanité ordinaire, c'est-à-dire de ses traits de génie aussi bien que de ses faiblesses. Une formule, empruntée par Sébastien Laurent à Louis Gillet dans un article de la Revue des deux Mondes de 1936 résume à merveille le charme rétrograde d'Halévy : "".

Frédéric Grolleau
( Mis en ligne le 09/03/2001 )
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