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Essor et déclin de l’affirmative action
de Julie Thermes
CNRS éditions 1999 /  24.43 €- 160.02  ffr. / 426 pages
ISBN : 2-271-05648-9

Comment corriger les Etats-Désunis ?

La victoire des troupes d’Abraham Lincoln lors de la guerre de Sécession, puis l’abolition de l’esclavage n’avaient pas réglé le problème de la ségrégation, qui jusque dans les années 1960, conservait dans certains Etats du Sud un caractère légal. Ce n’est qu’avec les gouvernements Kennedy et Johnson que la situation commença à évoluer : l’affirmative action fut un des leviers de cette politique libérale qui visait à réparer des siècles d’injustice endurés par la communauté noire. Mais l’un des paradoxes de cette justice égalitaire était qu’elle s’inscrivait par essence contre l’idéal de liberté sur lequel les Pilgrim Fathers avaient voulu fonder leur Nouveau Monde.

L’affirmative action illustre bien ce conflit entre l’égalité et la liberté, mis au jour par Tocqueville dans sa sociologie de l’Amérique, et c’est pour cela qu’elle s’inscrit pleinement dans une des problématiques fondamentales des Etats-Unis. C’est pour cete raison aussi qu’elle déclencha les passions dans le contexte trouble des années 1960, et qu’elle continue encore aujourd’hui de susciter le débat. Et c’est pour cela enfin qu’il était temps de sortir l’affirmative action de son statut de sujet polémique pour l’étudier en tant qu’objet historique, comme l’a fait Julie Thermes dans son ouvrage Essor et Déclin de l’affirmative action, à travers une minutieuse étude de sa mise en place et de ses réalisations dans trois des universités qui forment les futurs leaders des Etats-Unis : Yale, Harvard et Princeton. A travers des sources auxquelles il lui fut parfois difficiles d’accéder (rapports annuels des doyens, archives immédiates comme les mémorandums, les correspondances ou les publications officielles, presse, etc), Julie Thermes parcourt plus de trente années d’histoire pour montrer que l’affirmative action a eu dans ces trois universités des effets aussi modérés que les débats à son propos furent passionnés.

Dès 1961, Yale et Harvard sont pourtant parmi les premières universités à rejoindre le mouvement pour les droits civiques. Ainsi, les freedom rides initiés par le révérend James Farmer sillonnent l’Amérique pour marquer leur soutien aux Noirs victimes de ségrégation. Certains étudiants participent aux freedom schools, écoles indépendantes chargées de répondre aux besoins spécifiques des Noirs. Bientôt, les universités, sous la pression de leurs étudiants qui fondent des comités de soutien et organisent des manifestations, sont sensibilisées au thème de l’intégration raciale et, dès lors, prennent des mesures concrètes qui forment la véritable genèse de l'affirmative action. Certains critères qualitatifs, comme l’origine sociale ou ethnico-religieuse des candidats, commencent à être pris en compte dans la politique d’admission. Et l’on découvre alors avec Julie Thermes que contrairement à la légende, l’affirmative action n’est en aucun cas une rupture soudaine, mais qu’elle s’inscrit bien dans la continuité de l’histoire de ces trois universités.

Si ce n’est qu’en 1964 avec le Civil Rights Act, et surtout à partir de 1965 avec l’Executive Order n°11246 que la loi exige des mesures de déségrégation concrètes, Yale, Harvard et Princeton ont donc depuis longtemps pris les devants en lançant des programmes de recrutement d’étudiants noirs, et en augmentant sensiblement le nombre de Noirs admis sur le campus. Elles ont été pionnières dans l’abandon des principes d’equal opportunity et de color blindness au profit de mesures actives visant à réduire les inégalités raciales.

L’affirmative action bénéficie alors d’une dynamique fondée sur son incarnation du progrès, et elle connaît un âge d’or avec son élargissement et son institutionnalisation. Les Noirs commencent à s’organiser politiquement à l’intérieur des universités. Ils développent une version universitaire du Black Power en revendiquant leur identité ethnique, en réclamant une réforme de l’enseignement et l’autonomie au sein de l’université. Les trois campus acceptent rapidement leurs revendications, peut-être par crainte d’une escalade de cette violence diffuse qui règne, par culpabilité aussi après l’assassinat de Martin Luther King en 1968 : les politiques d’admission préférentielle reçoivent un coup d’accélérateur, un Afro American Cultural Center est créé en 1969 à Harvard et Yale et en 1971 à Princeton, des programmes d’étude afro-américaines sont élaborés entre 1968 et 1969.

Pour saisir concrètement l’ampleur des changements induits par cette politique d’affirmative action, Julie Thermes utilise les statistiques et montre ainsi que sur les trois campus et en moyenne, le taux d’admission des Noirs est supérieur de 60 % à celui des autres candidats. Ceci signifie que le niveau scolaire des Noirs admis, mesuré de façon académique par un examen nommé SAT, est inférieur à celui des autres, même s’il reste bien évidemment conforme aux exigences des trois universités. Cette différence de niveau s’amenuise d’ailleurs dans les années 1970 : le nombre de Noirs franchissant avec succès l’examen d’entrée plafonne alors aux alentours d’une centaine chaque année et dans chaque université. Les Noirs représentent à cette époque 9,2 % de la promotion à Harvard, 8,7 % à Princeton et 6,1 % à Yale, alors que la communauté noire représente 11,5 % de la population des Etats Unis. C’est l’âge d’or de l’affirmative action.

Même si les bases légales de cette politique sont suffisamment imprécises pour permettre un retournement de situation, Harvard, Yale et Princeton poursuivent leur tâche dans la plus grande confiance : en 1978, l’arrêt Bakke précise le cadre légal en interdisant les quotas, mais en autorisant les universités à prendre en compte le facteur ethnique dans un système souple d’admission. C’est exactement la voie qu’ont suivi les trois universités, cette «voie intermédiaire entre une politique raciale non interventionniste et une affirmative action très poussée» (p. 373). Et à ce titre, le juge Powell érige le programme d’Harvard en modèle : la Cour suprême donne de ce fait aux trois universités sa «bénédiction suprême» pour poursuivre leur programme.

Cependant, l’arrivée de Ronald Reagan au pouvoir s’inscrit dans un nouveau contexte qui peu à peu remet en question la légitimité même de l’affirmative action. En 1983, le rapport A Nation at risk dénonce la dérive égalitariste du système d’éducation et sa médiocrité. Les conservateurs suppriment ou diminuent les aides fédérales, nient une quelconque responsabilité morale des Etats-Unis à l’égard des Noirs : c’est le temps où Milton Friedman peut fustiger la «justice poétique» des libéraux. La New Right, affirmant que le racisme a disparu de la société américaine, croit démontrer l’inutilité de l’affirmative action. Et à Harvard, Yale et Princeton, les droits d’inscription augmentent en même temps que baisse le nombre d’étudiants noirs inscrits, le marketing prend la place de l’idéalisme pour attirer les élèves des magnet schools et délaisser ceux des ghettos. Et sur les trois campus, la population noire change et provient en majorité de cette classe moyenne qui commence à émerger et à reléguer l’underclass dans les oubliettes de la bonne conscience. A l’image de l’Amérique, le conservatisme fait son retour sur les campus.

On s’étonne peu alors que cette affirmative action présentée par ses concepteurs comme le combat de la morale contre l’injustice n’ait eu qu’un succès mitigé : en adoptant des mesures visant à favoriser les Noirs, les trois universités n’ont pas fait la révolution. Elles ont simplement pratiqué une politique modérée, réformiste, un multiculturalisme navigant entre «méritocratie pure et arithmétique raciale, eurocentrisme et ethnocentrisme, assimilationnisme et séparatisme» (p. 373). Leur politique n’a profité qu’aux classes moyennes, laissant de côté les plus pauvres, et elle n’a guère aidé la communauté noire à résoudre ses difficultés économiques et sociales.

A travers l’exemple de Yale, Harvard et Princeton, Julie Thermes confirme ainsi la thèse développée par Michael Walzer dans Sphers of Justice, et selon laquelle l’affirmative action est en réalité une politique conservatrice qui jamais n’a véritablement remis en cause les inégalités sociales aux Etats-Unis. Et l’on attend d’autres monographies pour confirmer et généraliser ces conclusions peu encourageantes.

C’est le constat de l’inégalité entre les communautés ethniques, entre les Noirs et les Blancs, qui amena les libéraux à élaborer dans les années 1960 le corps de doctrine de l’affirmative action : quarante ans plus tard, il serait tout à fait absurde de penser que cette politique n’a servi à rien. Mais la connaissance de l’histoire, à laquelle contribue brillamment Julie Thermes, est là pour rappeler au gouvernement américain qu’il serait aussi criminel de s’en contenter, car une société où l’affaire Amadou Diallo peut encore succéder à l’affaire Rodney King reste une société malade de ses tensions raciales.

Thomas Bronnec
( Mis en ligne le 13/03/2000 )
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