L'actualité du livre
Histoire & Sciences socialeset Biographie  

Monsieur Descartes - La Fable de la Raison
de Françoise Hildesheimer
Flammarion 2010 /  25 €- 163.75  ffr. / 511 pages
ISBN : 978-2-08-121452-1
FORMAT : 15,1cm x 24cm

Françoise Hildesheimer collabore à Parutions.com

L'auteur du compte rendu : Archiviste-paléographe, docteur de l'université de Paris I-Sorbonne, conservateur en chef du patrimoine, Thierry Sarmant est responsable des collections de monnaies et médailles du musée Carnavalet après avoir été adjoint au directeur du département des monnaies, médailles et antiques de la Bibliothèque nationale de France. Il a publié Les Demeures du Soleil, Louis XIV, Louvois et la surintendance des Bâtiments du roi (2003), Vauban : l'intelligence du territoire (2006, en collaboration), Les Ministres de la Guerre, 1570-1792 : histoire et dictionnaire biographique (2007, dir.).


Le philosophe et l’historienne

Que sait-on de Descartes ? Rien ou presque. L’homme se confond avec l’œuvre, que le profane réduit volontiers au seul Discours de la méthode et à la formule «Je pense, donc je suis». Dans le langage commun, «cartésianisme» est devenu un synonyme de «rationalisme», voire une qualité que l’on prête parfois aux Français.

En replaçant l’homme dans son temps, en relisant l’ensemble de son œuvre, Françoise Hildesheimer fait justice de cette «fable de la raison». Elle applique ainsi à un penseur une démarche essayée avec succès sur un politique, le cardinal de Richelieu dont cette historienne a récemment renouvelé la biographie en partant d’une analyse serrée de ses écrits.

C’est bien travestir Descartes que de décrire l’homme comme un simple rationaliste et son œuvre comme l’expression la plus pure du génie français. Né aux limites du Poitou et de la Touraine en 1596, issu d’une famille de robe, le philosophe a été élevé au collège des Jésuites de La Flèche, un des meilleurs établissements de ce type en Occident, entre 1606 et 1615. Dès 1618, il est parti aux Provinces-Unies, sous prétexte d’entrer dans la carrière des armes. En 1619, il est en Allemagne. En 1622, il est en France, de 1623 à 1625 en Italie. Après avoir vécu trois ans à Paris, il s’installe définitivement en Hollande en 1628. Par la suite, Descartes ne quittera les Provinces-Unies que pour de brefs séjours à Paris et pour un voyage en Suède, où il mourra en 1650.

Formé à l’école d’une Contre-Réforme venue d’Italie, catholique résidant le plus souvent en terre protestante, Poitevin dont l’œuvre est pour une grande partie rédigée en latin, Descartes apparaît bien moins français qu’européen avant la lettre. Le philosophe ne cesse de manifester son attachement à l’Église romaine, sans convaincre tout à fait ni ses contemporains ni la postérité. Il semble en fait avoir subi bien des influences hétérodoxes, celle des «libertins» à tendances athées ou celle des occultistes comme les Rose-Croix.

Depuis sa jeunesse, l’ambition du Poitevin dépasse les querelles religieuses de son temps : dès 1619, Descartes se rêve en nouvel Aristote, en concepteur d’un nouveau «système du monde», d’une science universelle qui embrasserait la physique, la métaphysique et la morale. La raison mathématique n’est pas la fin de cette entreprise, mais son moyen principal, la fameuse «méthode» qui permet d’atteindre la vérité.

Si la méthode est neuve et grosse de développements futurs, le «système» que Descartes en tire n’est que très imparfaitement rationnel. Sa morale, d’inspiration stoïcienne, prolonge celle de Montaigne et de Charron. Le Dieu de Descartes, qui n’est qu’une cause première, n’est pas le Dieu incarné du christianisme ; il est inclus dans le système, mais le système pourrait fort bien se passer de lui. La physique du philosophe est de la plus haute fantaisie : les «tourbillons», les «atomes crochus», la «glande pinéale» feront se gausser ses successeurs des Lumières. En 1734, Voltaire écrira de Descartes qu’«il voulut créer un univers. Il fit une philosophie comme on fait un bon roman ; tout parut vraisemblable et rien ne fut vrai […] Descartes était plus dangereux qu’Aristote parce qu’il avait l’air plus raisonnable».

Françoise Hildesheimer dépeint un penseur assez peu sympathique. Misanthrope, l’écrivain se retire en Hollande pour éviter les poursuites éventuelles de l’Église catholique et, plus prosaïquement, pour être moins lié par les obligations sociales. Il y mène une vie douillette de rentier, financée par les revenus de ses biens français et de ses héritages. Descartes a fui la capitale, mais aussi la province, car «malaisément se peut-il faire que vous n’ayez aussi quantité de petits voisins, qui vous vont quelquefois importuner et de qui les visites sont encore plus incommodes que celles que vous recevez à Paris» (à Balzac, 1631).

Cette misanthropie n’est pas modestie : si Descartes n’aspire ni à la fortune, ni aux honneurs, ni aux gros tirages, il prétend, en revanche, être le maître à penser de l’élite intellectuelle de son époque. Une fois son système mis au point, il n’en démord plus et regarde avec acrimonie tous ceux qui prétendent en remettre en cause une partie. «Il faut avouer, remarque Leibniz, que M. Descartes a été un des plus grands esprits dont on ait connaissance. Mais il a terni ces belles qualités par une ambition démesurée d’être chef de secte, par un mépris intolérable et souvent mal fondé des autres et par des artifices éloignés de la sincérité dont il est aisé de voir les marques».

En même temps, le philosophe est une personnalité assez timorée. Il craint de subir le sort de Galilée et professe la maxime «pour vivre heureux vivons caché», en sorte que, dans ses écrits, il s’avance souvent masqué, par prudence et goût du secret. À ses lectures ésotériques, il a emprunté l’usage de l’écriture à deux niveaux.

Volontiers âpre et grincheux, le maître n’en a pas moins ses fidèles et ses admiratrices. C’est pour être passé au service de l’une d’elles, la reine Christine de Suède, que Descartes mourra à Stockholm, le 11 février 1650, «au pays des ours, entre des rochers et des glaces». Car ce grand raisonneur, qui fut aussi un rêveur inspiré, un enthousiaste du raisonnement, a finit par succomber à la grande tentation des doctes : celle de se faire conseiller du prince, d’exercer près du pouvoir un magistère intellectuel semblable à celui dont Aristote avait pu jouir auprès d’Alexandre.

Thierry Sarmant
( Mis en ligne le 05/10/2010 )
Droits de reproduction et de diffusion réservés © Parutions 2024
www.parutions.com

(fermer cette fenêtre)