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Histoire & Sciences socialeset Biographie  

Pompée, l'anti-César
de Eric Teyssier
Perrin 2013 /  24 €- 157.2  ffr. / 430 pages
ISBN : 978-2-262-04014-7
FORMAT : 15,6 cm × 24,1 cm

L'auteur du compte rendu : Gilles Ferragu est maître de conférences en histoire contemporaine à l’université Paris X – Nanterre et à l’IEP de Paris.

Un Alexandre romain ?

De Pompée, l’Histoire, mesquine, n’a finalement pas retenu grand chose et la postérité le résume souvent à sa seule opposition à César, et à une mort ignominieuse sur une plage égyptienne, mise en scène par Pierre Corneille. L’homme mérite pourtant plus que cette simple ligne : Pompée «le grand» - un titre reçu très officiellement à la fin d’une campagne en Afrique du Nord - fut sans doute l’un des hommes politiques les plus remarqués de son temps, comparé tant pour sa beauté que pour ses exploits à Alexandre le Grand en personne. Un homme qui tint quasiment la Méditerranée romaine entre ses mains et disposa, sous la République, de pouvoirs dont peu d’empereurs pourront se targuer. Une grandeur qui mérite un détour !

Maître de conférences en histoire à l’université de Nîmes, Eric Teyssier, après s’être intéressé au monde des gladiateurs et particulièrement à Spartacus, prend de la hauteur et se confronte, non pas à un mythe politique, mais plutôt à un immense oubli. Cette biographie de Pompée suit le parcours étonnant d’un homme issu d’une petite noblesse provinciale, un homme non seulement talentueux et habile, mais qui sut, dans des circonstances complexes, naviguer et préserver une popularité réelle, un «imperator» avant l’heure, dont le seul drame fut sans doute de croiser la route d’un autre ambitieux, César.

Pompée, à tous égards, est un homme neuf : certes, il vient d’une famille riche du Picenum, et son père, Pompéius Strabo, parvient jusqu’au consulat… mais il y a loin encore, de l’aristocratie provinciale, jusqu’aux grandes dynasties romaines. C’est ce qui rend la trajectoire de Pompée exceptionnelle, mélange d’habileté, de chance, de ténacité et d’ambition. Sa formation, c’est sur les champs de bataille qu’il la complète… au risque sans doute de ne pas être l’orateur qu’il aurait pu devenir, en ce temps marqué par les Cicéron ou les César. Qu’importe : la Guerre sociale est une première école, et la guerre civile le révèle. Surtout, Pompée se trouve un maître (autant qu’un rival) en la personne de Sylla, dont il épouse un temps la fortune. Sylla qui l’envoie en Sicile, puis en Afrique du Nord réduire les derniers échos de la révolte de Marius. La mort de Sylla laisse toutefois le champ libre à ce général aussi chanceux que tenace : c’est l’Espagne, après une première esquisse de guerre (et de conquête) gauloise, qui constitue la campagne la plus risquée, face à un général, Sertorius, aussi habile aux affaires militaires que fin politique. Une campagne difficile, un adversaire pugnace, mais au bout du compte, un triomphe, et une popularité soigneusement entretenue.

De l’Espagne, Pompée vole vers la Méditerranée infestée de pirates : doté d’un commandement quasi absolu sur les mers, il est alors, à quarante ans à peine, au sommet de la République, presque un dictateur sur mer et un «imperator» - un général victorieux. Et c’est une nouvelle victoire, mais Eric Teyssier montre bien combien chez Pompée l’habileté militaire va de pair avec un sens politique aigu… et aussi un immense ego. Car l’historien ne perd jamais de vue l’homme, derrière les victoires, les calculs, les éloges et les triomphes : et l’homme Pompée fut peut-être trop grand pour la république romaine. Pompée brûle en effet les étapes, rejette un cursus honorum qui n’est pas taillé pour lui, qui, parvenu à la trentaine, est déjà un général victorieux, un triomphateur célébré et un homme en vue, ami du peuple, dispensateur de richesses pour ses troupes. Un parcours hors norme, qui lui vaut des jalousies et des adversaires plus ou moins manifestes, tels Lucullus, Crassus ou César. Des médisances aussi : est-il un tacticien si habile, ou bien un chanceux qui sait s’accaparer des victoires gagnées par d’autres ? L’homme est plus complexe, ce que montre son équipée contre Mithridate, et surtout sur les pas d’Alexandre, en Asie mineure et jusqu’en Judée. La silhouette du conquérant macédonien plane sur les pas du Romain. Mais cette gloire conquise au loin, qui va de pair avec d’immenses richesses, est-elle tolérable dans la Rome républicaine et au sein d’un Sénat où les intrigues vont bon train. A force de poser au général triomphateur et à l’homme incontournable, Pompée n’a-t-il pas oublié le métier de citoyen ?

Car Si l’Orient fut prodigue, Rome sera finalement la bataille de trop : en 61 av JC, l’homme, de retour à Rome, est au faîte de sa popularité et de son prestige. Mais le conquérant de l’Orient n’a pas le sens politique aiguisé d’un César, et une tendance à l’exercice solitaire de la gloire qui lui aliène des partisans. Dans une république romaine aristocratique et déliquescente, Pompée exacerbe les jalousies et les tensions, on voit en lui un dictateur autant qu’un parvenu. Son face à face avec Caton, défenseur ferme, voire aveugle, du régime, polarise l’attention et laisse la voie libre à d’autres ambitions. Mais surtout, cette république déjà fragilisée peut-elle survivre au conflit des ego et des ambitions ? Le duel César-Pompée, qui structure la dernière partie de la biographie, marque bien la différence entre un Pompée, plus charismatique, et un César, indéniablement politique.

L’intérêt de cette biographie très réussie ne réside pas seulement dans l’évocation d’une figure globalement oubliée, et pourtant si importante dans l’histoire romaine. Toujours attentif au personnage, à sa personnalité, son caractère, autant qu’à son parcours, Eric Teyssier ne livre pas une simple «vie» de Pompée – ce qui en soi serait déjà passionnant -, mais, plus habilement, le portrait d’un individu, d’un système politique (la Rome républicaine, fragilisée par les ambitions politiques) et d’une société. Dans ce qui ressemble à une véritable fresque, avec ses batailles, ses drames, ses triomphes, il saisit Pompée dans son contexte, l’observe au milieu de ses concitoyens et, au-delà de Pompée, évoque une Rome prête à basculer dans l’ère impériale, après une république de plus en plus décrédibilisée. On suit, avec un appareil cartographique précieux, les pas de Pompée, on assiste à ses triomphes, avec un luxe de détail qui laisse à penser ce que pouvait être un triomphe romain. Mais l’auteur ne perd jamais de vue le caractère exotique de cette société, et sait, d’une formule, expliquer, éclairer et donner à penser, en montrant par ailleurs en quoi Pompée pouvait se montrer révolutionnaire quant aux traditions romaines. Dans un style sobre, très pédagogique et accessible aux amateurs d’histoire comme aux spécialistes, il donne à penser sur une trajectoire individuelle au prisme d’une société qui bascule.

Une lecture qui s’impose à quiconque veut comprendre les derniers temps de la république romaine, et le «phénomène» César.

Gilles Ferragu
( Mis en ligne le 19/03/2013 )
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