L'actualité du livre
Histoire & Sciences socialeset Sociologie / Economie  

Architecturer l’invisible : Autels, ligatures, écritures
de Michel Cartry , Jean-Louis Durand , Renée Koch Piettre et Collectif
Brepols 2010 /  63.30 €- 414.62  ffr. / 448 pages
ISBN : 978-2-503-53172-4
FORMAT : 16 x 24 cm

L'auteur du compte rendu : Docteur en sociologie, diplômé de l’Institut d’Etudes politiques de Paris et de la Sorbonne (maîtrise de philosophie), Christophe Colera est l'auteur, entre autres, aux Éditions du Cygne, de La Nudité, pratiques et significations (2008) et aux éditions L’Harmattan de Dialogues sur les aléas de l’histoire (2010).

La fabrique de l’au-delà

Le livre dirigé par un africaniste, Michel Cartry, et deux hellénistes, Jean-Louis Durand et Renée Koch-Piettre, Architecturer l’invisible, s’inscrit dans une tendance récente, interdisciplinaire, qui consiste à comprendre l’Afrique ou l’Asie traditionnelle à l’aune de la Grèce antique, et réciproquement, en vue de nous affranchir des catégories de perception et de pensée propres à l’Occident moderne, qui parasitent notre compréhension des pratiques et représentations de ces sociétés. Ces éclairages réciproques se font d’ailleurs sans assimilation abusive (les différences entre Grecs, Africains, etc, et même au sein même des Africains, entre différents sous-groupes, n’étant jamais passées sous silence). Les quinze chercheurs contributeurs appliquent cet exercice aux lieux d’invocation et de convocation du surnaturel que l’on nomme en Occident des autels, et aux pratiques qui les entourent.

Articulées autour de trois verbes, «ouvrir», «œuvrer» et «écrire», l’ouvrage se livre à une écoute attentive de la pluralité des pratiques et de la diversité des significations : de ce que porte l’animal rencontré dans la jungle qu’on sacrifie, à la manière dont le couteau devra trancher sa gorge, et aux mille façons de préserver ou disperser ses restes. L’investigation sous diverses latitudes du globe révèle de multiples paradoxes, sur ces présences métaphysiques que l’on provoque pour mieux en conjurer l’adhérence aux vies ici-bas (une intuition qui guidait aussi les travaux plus proches des neurosciences de Pascal Boyer sur les croyances), sur ces constructions en dur aere perennius qui défient le temps… pour mieux en souligner la fuite inexorable, etc.

Le défi que se lancent hellénistes et ethnologues semble être ici de coller au plus près du détail, dans sa singularité phénoménale, pour pouvoir l’élever à la plus grande généralité anthropologique, comme par exemple Danouta Libersi-Bagnoud dont le travail ethnographique sur les pratiques sacrificielles des Karsena au Burkina se veut rien moins qu’une «contribution à la question plus large des propriétés requises minimales que les gestes du rite confèrent à une portion de l’espace pour que puisse s’y instituer la rencontre des hommes avec les différentes sortes de "divinités" dont ils peuplent l’invisible». L’inconvénient pour le livre est que la profusion des matériaux empiriques recueillis dans les quinze chapitres ne permet guère une totalisation théorique malgré les efforts louables de l’introduction sur ce point. On se trouve renvoyé à l’horizontalité du «il y a, il y a» comme aurait dit Deleuze. Un inventaire qui, certes, nous guérit définitivement de la tentation ethnocentrique (y compris dans la croyance d’une universalité de l’existence de quelque chose qui puisse être assimilé à un autel), mais ne peut se donner que comme une sorte de «boîte à outils», laquelle laisse au lecteur lui-même, comme le disent les auteurs de l’introduction «le soin d’opérer les connexions et les déplacements auxquels les échos multiples et les résonances entre les textes» amènent, comme si l’excès de richesse de l’imaginaire humain dans sa composition pratique du surnaturel interdisait à tout jamais l’espoir d’une synthèse.

Reste donc, en tout cas, l’intérêt du geste ethnographique, celui de l’attention accordée aux actes dans leur effectuation, indépendamment du contenu des croyances relégué au second plan. Les préoccupations de ce livre sur la production du surnaturel in concreto dans l’acte rituel saisi sur le vif rejoignent ainsi celles qui fondent notamment depuis vingt ans en France la sociologie pragmatique.

Christophe Colera
( Mis en ligne le 23/03/2010 )
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