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Histoire & Sciences socialeset Sociologie / Economie  

L'Ethique animale
de Jean-Baptiste Jeangène Vilmer
PUF - "Que sais-je ?" 2011 /  9 €- 58.95  ffr. / 127 pages
ISBN : 978-2-13-058445-2
FORMAT : 11,6cm x 17,7cm

L'auteur du compte rendu : Frédéric Dufoing est philosophe et politologue. Il est l'auteur de L'Ecologie radicale (InFolio, 2011).

Initiation à l'éthique animale

L'exercice de synthèse que propose la collection ''Que sais-je ?'' est difficile, en particulier quand il touche moins des faits que des idées, des valeurs, des raisonnements et des débats. Il est ici d'autant plus difficile que l'éthique animale est très peu connue sur le vieux continent, à tout le moins dans les pays de langue française. La plupart des philosophes qui traitent de ce sujet sont en effet anglo-saxons et leurs œuvres commencent à peine à être traduites. Monsieur Jeangène Vilmer a d'ailleurs été le premier à offrir une excellente petite anthologie de textes touchant la philosophie animale (La Philosophie animale, Vrin, 2010) au public francophone – anthologie qui suivait la publication d'un ouvrage consacré à l'éthique animale (Éthique animale, Presses Universitaires de France, 2008).

Ce ''Que sais-je ?'' est une sorte de prolongement - de l'aveu même de l'auteur - de l'ouvrage de 2008, dont il ne reprend pas la partie factuelle (qui exposait la situation des animaux, distinguait parmi les animaux et débattait de l'existence de la souffrance animale) mais dont il approfondit certains aspects proprement éthiques. Il est donc intéressant à la fois pour le lecteur qui veut découvrir l'éthique animale et pour celui qui veut en préciser certains aspects.

Parce que l'éthique animale est très méconnue du grand public, ou connue au travers de ce qu'il faut bien appeler des caricatures (qui sont aussi à déplorer dans le champs de l'éthique environnementale et des idéologies écologistes, mais ici plutôt par surabondance de discours que par manque de connaissance), la première tâche de Monsieur Vilmer est – plutôt que de se lancer dans un historique - de déblayer le terrain, de remettre les concepts à leur place et, au fond, de classer les pensées et les objectifs poursuivis par les penseurs.

Grosso modo, il existe trois manières principales de fonder et de développer l'éthique animale : des théories utilitaristes, dont le penseur le plus connu est Peter Singer ; des théories du droit des animaux, dont les têtes de proue sont Tom Regan et Gary Francione ; et des éthiques de la sollicitude (du care). A ces trois courants dominants, il faut ajouter un courant intuitionniste, un courant contractualiste, une approche originale dite «par les capacités», de Martha Nussbaum, voire un courant pragmatiste, encore en formation. Ces courants relèvent chacun de l'une des grandes écoles classiques de l'éthique, respectivement : l'utilitarisme (inspiré des œuvres de Bentham et Mill), le déontologisme (inspiré du kantisme, pourtant fermé à la question animale par son exigence de rationalisme et de réciprocité) et les éthiques de la vertu (quoique par leur insistance sur les sentiments et l'empathie, elles renverraient aussi, pour nous, à la morale de David Hume, si ce n'est à la philosophie morale écossaise) ; l'intuitionnisme renverrait plutôt à une morale minimale du sens commun.

Chacun de ces courants fonde à sa manière l'extension de la morale aux animaux : si ceux-ci ne peuvent pas nécessairement être des agents moraux (c'est-à-dire concevoir leur action à la faveur d'une conception du bien et du mal), ils sont, à tout le moins doivent devenir des patients moraux ; leurs intérêts (et plus précisément leurs souffrances) ou leurs droits doivent tout autant être pris en compte que ceux des humains ; il n'y a pas plus de raison de faire souffrir un homme qu'un animal, ou de faire primer le plaisir des hommes sur la souffrance des animaux, sauf exceptions, du moins pour certains – et c'est là toute la subtilité du débat ! Se basant sur l'argument des cas marginaux (si le critère de prise en considération morale est autre que la souffrance, alors en rejetant les animaux parce que, par exemple, ils ont moins de capacités intellectuelles que les humains, on rejette de fait aussi les handicapés mentaux et les jeunes enfants, ce qui est inadmissible), les utilitaristes réfutent le spécisme (l'idée selon laquelle ne peuvent être patients moraux que les membres de l'espèce) et partent de l'égalité de considération des souffrances des animaux et des hommes ; ils opèrent alors les fameux calculs utilitaires visant à maximiser les plaisirs et minimiser les souffrances des uns et des autres. Le déontologiste Regan partant, lui, de l'idée que tout individu vivant qui a intérêt à vivre, qui a, d'une manière ou d'une autre, une sorte de projet de vie, a droit à la vie, affirme que les animaux ont ce droit autant que les hommes et donc que rien ne justifie leur mise à mort pour les «besoins» des hommes. Du reste, Francione, autre déontologiste, démontre que ces «besoins» n'en sont pas et que le problème des animaux est leur statut juridique, qui fait d'eux des biens ; il faut donc abolir la propriété privée des animaux et leur donner un statut juridique équivalent à celui des hommes. Nussbaum, pour sa part, tente de déterminer, eu égard à la nature spécifique de chaque animal, de quoi il a besoin, donc de quoi il ne peut être privé pour se réaliser en tant qu'être destiné, par sa nature, à certaines actions, à certaines réalisations.

Il existe par ailleurs deux attitudes pratiques, ou deux objectifs, qui, loin d'être propres à l'un ou l'autre mouvement, traversent ces courants, manifestant aussi divers choix tactiques : l'abolitionnisme et le welfarisme, l'un et l'autre s'excluant pour certains, s'articulant pour d'autres. L'abolitionnisme cherche à stopper complètement l'exploitation des animaux, le welfarisme de la rendre supportable, à améliorer la condition animale.

La présentation des argumentations et la classification de Monsieur Vilmer sont claires et guident le lecteur vers des pistes d'approfondissement ou encore diverses problématiques impliquées par les raisonnements (par exemple, le problème classique de l'individu sacrifié aux agrégats dans les calculs utilitaires, ou celui qu'amène une certaine sacralisation de la vie chez les déontologistes, notamment quant à la question de l'euthanasie). Il opère aussi des liens avec les rares intellectuels qui ont travaillé sur le sujet en France (par exemples, les militants des Cahiers antispécistes, dont les articles sont effectivement passionnants).

On peut indéniablement dire que ce petit ''Que sais-je ?'' est dors et déjà un ouvrage de référence, indispensable pour découvrir une thématique qui, à l'instar de celle des techniques - entre autres - est l'un des enjeux éthiques et politiques majeurs de ce siècle naissant. Cependant, un reproche peut être fait à Monsieur Vilmer, que les contraintes synthétiques n'expliquent pas (et d'autant moins que son ouvrage aux Presses Universitaires de France, plus volumineux, présente le même défaut) : il n'aborde ni ce que la littérature de fiction (et de science-fiction) a pu apporter au domaine, manquant ainsi l'aspect idéologique et discursif pour privilégier le seul aspect argumentatif, ni les relations de l'éthique animale avec l'éthologie et d'autres disciplines des sciences humaines, comme l'anthropologie, ni, ni enfin les implications potentielles des théories présentées pour les hommes.

Sur le deuxième point, il faut noter que l'éthologie et l'anthropologie ont prodigieusement évolué ces trente dernières années, en témoignent, pour l'éthologie, les œuvres de Vinciane Despret dédiées aux pratiques éthologiques, et, pour l'anthropologie, celles de Philippe Descola. L'éthique animale, nous semble-t-il, ne peut plus être conçue sans l'étude du rapport étroit, concret, de l'homme à l'animal. Par ailleurs, une autre piste – certes abordée par Monsieur Vilmer dans son Éthique animale de 2008 et dans son anthologie de philosophie animale – méritait un petit coup d'œil, voire une extension de réflexion que l'on était en droit d'attendre de l'excellent politologue qu'il est aussi : celle des rapports ou plutôt de l'absence criante de dialogue entre, d'une part, l'éthique animale et, d'autre part, l'éthique environnementale et, surtout, les idéologies écologistes. Hormis l'ébauche d'éthique des animaux de ferme de l'éco-agrarien Wendell Berry, quelques propos nébuleux des anarcho-primitivistes et quelques mesures welfaristes des partis écologistes, les idéologies écologistes ne disent rien de la question animale, alors même que des critiques communes (par exemple, celles du système industriel) devraient, en théorie, les rapprocher. Ce silence des écologistes comme des animalistes pose question et ne peut pas être expliqué par le fait que les environnementalistes se soucient d'ensembles abstraits (écosystèmes, espèces) plutôt que d'individus - ce qui, comme le souligne Monsieur Vilmer dans son anthologie de philosophie animale, est effectivement contradictoire.

En effet, les courants écologistes sont nombreux et l'écologisme ne peut être assimilé à l'environnementalisme ; la défense de la nature n'est pas le seul objectif de la plupart des mouvements écologistes ; elle est, pour les définir, un élément nécessaire mais pas suffisant. Ces mêmes mouvements écologistes articulent d'autres valeurs à celle de la préservation de l'authenticité de la nature, de sa continuation – valeurs parmi lesquelles on trouve la liberté conçue comme autonomie, le «petit» comme critère de fonctionnement politico-économique (le fameux small is beautiful), le «direct», une forme de relativisme culturel, etc. Ces valeurs tempèrent la froide défense de l'espèce ou de la nature qui noie les individus dans le grand tout biologique. Ce n'est donc pas la défense des écosystèmes qui, nous semble-t-il, fait barrage à un contact plus étroit entre animalisme et écologisme. Mais alors, quoi ?

Enfin, concernant les implications potentielles des théories de l'éthique animale, il nous semble que le bonne question à poser aux animalistes est celle des conséquences de leurs théories sur le fonctionnement des sociétés humaines. Par exemple, si l'on suit Regan, la vie étant sacrée, cela n'implique-t-il pas, par exemple, un engagement des animalistes déontologistes dans l'antimilitarisme ? Et si le système industriel est insupportable pour les animaux, ne l'est-il pas aussi pour les hommes ? Derechef, l'animalisme ne devrait-il pas impliquer une sorte de renforcement des exigences morales pour les hommes ? Autre chose : si l'on suit Francione, la domesticité doit progressivement disparaître (avec les animaux domestiques) - mais alors, quid du contact entre hommes et animaux ? Peut-on concevoir une relation affective avec les animaux sans une quelconque forme de domesticité - fut-ce l'apprivoisement du petit prince ? La domesticité ne peut-elle être aussi pensée comme une forme de relation symbiotique ? Et puis, comment imaginer la coexistence des hommes et des animaux sans un système de règles qui passent nécessairement – eu égard à l'absence de certaines capacités d'abstraction des animaux - par une forme de domestication ? La domestication est-elle toujours un appauvrissement de l'animal, comme semble le penser Francione ? Faut-il donc une sorte d'apartheid - assez semblable, au passage, à celui imaginé par les défenseurs de la wilderness américains, pour qui la nature – une nature fantasmée - doit rester pure, intouchée par les hommes ? Autrement dit, l'animalisme abolitionniste, qu'il soit déontologiste ou utilitariste, n'est-il pas victime, à l'instar de l'environnementalisme américain marqué par la wilderness, d'une vision de l'animal qui voudrait le rendre à une pureté qui exclurait toute influence réciproque, déjà présente, de l'homme et de l'animal ?... Ne faudrait-il pas aussi penser la convivialité d'une société mixte d'hommes et d'animaux ?

Frédéric Dufoing
( Mis en ligne le 01/03/2011 )
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