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Histoire & Sciences socialeset Sociologie / Economie  

La Mégamachine - Raison technoscientifique, raison économique et mythe du progrès
de Serge Latouche
La Découverte - Recherches 2004 /  20 €- 131  ffr. / 202 pages
ISBN : 2-7071-4444-4
FORMAT : 14x22 cm

L'auteur du compte rendu: Guy Dreux est professeur certifié de Sciences Economiques et Sociales au lycée Michelet de Vanves (92). Il est titulaire d'un DEA de sciences politiques sur le retour de l'URSS d'André Gide.

La mal-mesure du progrès

Exercice numéro 1 :
Prenez le prix moyen d'une automobile et ajoutez les coûts liés à son entretien, l'essence ou l'assurance. Rapportez le tout au salaire moyen. Vous obtenez le temps de travail moyen nécessaire à l'acquisition d'une automobile et à la couverture des frais de fonctionnement. Rapportez les kilomètres parcourus en moyenne par les individus à ce temps de travail nécessaire et vous obtenez la vitesse moyenne de nos déplacements : 4 kilomètres par heure !

Exercice numéro 2 :
Prenez un dictateur chinois, du nom de Mao. Placez le devant un problème simple : des oiseaux dévorent du riz. Observez le prendre une décision simple elle aussi : l'extermination du plus grand nombre possible de ces oiseaux. Vous obtenez, l'année suivante, une invasion d'insectes provocant une famine !

Qu'en concluez-vous ?
Le premier exercice vous apprend que, en temps généralisé, nous ne nous déplaçons pas plus vite aujourd'hui qu'au temps de Louis-Philippe. Le second vous rappelle qu'il est impossible d'isoler simplement des éléments d'un écosystème pour agir dessus. Et pourtant, tous les jours nous faisons comme si ces démonstrations étaient à refaire…

La raison technoscientifique, la raison économique, la volonté de maîtriser l'environnement sont autant de champs de spéculation et d'intervention de l'homme, qu'il convient d'examiner rigoureusement si l'on ne veut pas trop aveuglément céder au "mythe du progrès". Voilà l'idée défendue par Serge Latouche.

Parler de "mythe", ce n'est pas nier les fantastiques réussites, découvertes et autres réalisations techniques de ces deux derniers siècles. Parler de mythe revient plutôt à déplacer l'attention sur notre propre rapport à ces mêmes réalisations, souvent appelées "avancées". Il ne s'agit pas de nier qu'une automobile peut nous déplacer à 130 kilomètres par heure. Il s'agit de rappeler que le temps de travail nécessaire consacré à son acquisition et son entretien, s'il était libéré, nous permettrait de nous déplacer à pied… sans perte de temps.

L'ouvrage tente de comprendre comment ce type de réalité nous est soit indifférent, soit invisible. Serge Latouche transpose en quelque sorte la thèse de Polanyi dans les domaines de la science et de la technique. Karl Polanyi dans son ouvrage fameux, La Grande transformation, rend compte du processus d'autonomisation – de désencastrement - des activités économiques au cours du XIXe siècle. De même, selon Serge Latouche, les développements techniques et scientifiques, fortement liés à la dynamique économique, se sont émancipés du corps social, au point de lui imposer leurs propres valeurs et objectifs : la maximisation. C'est ce processus que l'auteur appelle "désenchâssement" du social.

Il considère que le système scientifique et technique a envahi notre espace social ; notre société est peu à peu devenue une société technoscientifique. Il utilise le terme de Méga-machine pour signaler que ce système technoscientifique est devenu suffisamment autonome pour nous imposer ses propres finalités, pour s'autoproduire. La science, la technique, sont devenues des valeurs en soi, quels que soient leurs développements et domaines d'application. La Méga-machine se justifie par son propre développement.

Pour comprendre ce phénomène, Serge Latouche explore l'histoire des conceptions de la science, de la nature et des relations entre les sociétés et leur environnement. L'ouvrage se présente comme une sorte d'introduction aux problèmes liés à l'émergence de sociétés ayant intégré dans les pratiques les plus quotidiennes des individus un véritable système technoscientifique. Dans une première partie sont abordées les questions du lien social, de l'émergence des grands risques, de la dégradation de l'environnement, de la "scientifisation" de la technique ; autant d'éléments qui caractérisent cette Méga-machine. Dans un second temps, l'auteur s'attache à décrire l'imaginaire spécifique de notre modernité et ce qui structure le "mythe du progrès". Les origines sont nombreuses et complexes mais il apparaît que c'est au XVIIe siècle que se définit notre rapport à l'environnement. Moment où Bacon définissait la nature comme une prostituée dont l'homme devait se rendre maître.

L'ensemble de l'ouvrage est par bien des aspects assez pessimiste (principalement parce que la technique s'est insérée dans nos pratiques les plus quotidiennes) et s'inspire en permanence des travaux de Jacques Ellul, auteur de Le Système technicien. Si les références sont particulièrement nombreuses (ce qui peut en faire un ouvrage d'introduction sur ces questions), les conclusions de l'auteur restent particulièrement prudentes, défendant une position "ni technolâtre, ni technophobe".

Guy Dreux
( Mis en ligne le 05/02/2005 )
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