L'actualité du livre
Histoire & Sciences socialeset Sociologie / Economie  

A contre-courant - Mémoires. Tome 2 - 1969-2000
de Michel Crozier
Fayard 2004 /  22 €- 144.1  ffr. / 372 pages
ISBN : 2-213-62244-2
FORMAT : 15x24 cm

L'auteur du compte rendu : Historien des idées politiques, Thierry Leterre est professeur de science politique à l'université de Versailles-St-Quentin, après avoir été longtemps en poste à Sciences-Po Paris, où il demeure associé au CEVIPOF. Spécialiste du philosophe Alain, il consacre ses travaux au libéralisme ainsi qu'aux réseaux informatiques. Outre une vingtaine d'articles, il a publié plusieurs ouvrages dont La Gauche et la peur libérale (Presses de Sciences-Po, 2000) et La Raison politique, Alain et la démocratie (PUF, 2000).

Mouvement et non révolution

Comme l’ouvrage qui l’avait précédé en 2002, le second volume des Mémoires de Michel Crozier est un livre pour un large public qu’il intéressera au débat sur les sociétés contemporaines. L’auteur nous fait part de ses luttes, ses engagements scientifiques, intellectuels, jamais de ses affirmations partisanes. Nous retrouvons un même style décontracté, un peu à la diable, soucieux du fond, moins des élégances de la forme et aussi peu de confidences. C’est toujours d’une réflexion à l’œuvre qu’il s’agit, non d’une confession. Un homme prend à partie son siècle, avec une vigueur qui n’exclut pas la réserve, et une volonté de lucidité qui n’évite pas de relever ses propres erreurs.

La part du roman de soi nous montre le jeune homme prolongé du premier volume qui ayant accepté de mûrir, se trouve dans un dilemme inédit : le voilà patron. Patron d’une unité de recherche dans une discipline qui se forge, et que nul plus que lui et son équipe ne contribue à mettre en place. Nombre de pages sont consacrées à la formation du grand centre de sociologie dirigé par Michel Crozier, le CSO, à la production de ses travaux, aux scissions et aux réalisations qui sont les siennes. C’est une pièce passionnante pour l’histoire des sciences sociales en France. C’est aussi un jeu de miroir curieux. Sociologue, Michel Crozier est le grand critique du phénomène bureaucratique. Malheureusement, c’est le seul système que connaisse la France pour organiser la recherche. Il est aussi le sociologue du management, celui qui s’intéresse à la manière dont l’autorité quand elle est mal équilibrée stérilise les dynamiques. Il détaille avec beaucoup d’allégresse les travaux de son équipe pour la SNCF, chez Peugeot, à l’hôpital… Mais il lui faut aussi travailler à la direction de sa propre unité. Pour la première fois, un scientifique nous parle concrètement de ces aspects du métier, de ses tentatives, de ses succès, mais aussi de ses erreurs.

On retrouve également le grand voyageur : le Japon, la Suède, les Etats-Unis à nouveau. C’est chaque fois un témoignage précieux sur l’état du monde vu par un extraordinaire croqueur de situations. On relèvera tout particulièrement le portrait de l’Amérique triste et pleine de doute de Jimmy Carter, si loin des années scintillantes de Harvard dans le premier volume.

A contre-courant est aussi une chronique de la France dans ces années où elle évolue sans toujours prendre conscience de ses transformations. Michel Crozier est l’un de ceux qui tentent de la dessiller. On y trouve un remarquable témoignage sur les impasses de la France pompidolienne, et les sillages de la France giscardienne. On note la redoutable incompréhension à l’égard d’une économie de services en train de naître mais qui se voit traitée comme un phénomène économique secondaire par les interlocuteurs de Michel Crozier quand il tente de les persuader qu’il s’agit au contraire d’un tournant majeur.

Le titre A contre courant, traduit l’impression de l’auteur de ne pas avoir fait partie du courant majoritaire de la sociologie française. En un sens c’est exact : dans cette discipline agitée par 1968, la pratique de Michel Crozier, sa passion véritable, a été de s’intéresser non aux rêves révolutionnaires, mais aux transformations réelles de la société française et du monde. Le volume part de 1969, marquant la césure. Michel Crozier est un homme de l’après 68 ; il faudra près de quinze ans à la France pour le rejoindre dans cette chronologie, tant les compteurs semblent bloqués sur l’âge de la turbulence contestataire.

Parfois ce constat est teinté d’amertume, lorsque Michel Crozier laisse entendre que cet écart ne lui a pas valu une pleine reconnaissance universitaire. Ici gît l’inexactitude : car la science sociale qui s’est affirmée, dans ses aspirations et dans ses méthodes, c’est bien la sienne. La France n’est pas un pays universitaire, et Michel Crozier nous dépeint très bien comment il a eu du mal à assumer le personnage de l’intellectuel, désormais médiatique, qui attire les lumières. Il y faut trop peu de scrupules, trop peu de patience à l’égard des êtres et des choses, trop peu d’attention au monde réel, bref, trop peu «d’écoute» selon le mot préféré du sociologue, pour réussir à ce jeu. Chez Michel Crozier nul goût des «articles enflammés» des «combats sur tous les fronts». C’est ce qui, dans son œuvre, marque durablement.

Thierry Leterre
( Mis en ligne le 21/02/2005 )
Droits de reproduction et de diffusion réservés © Parutions 2024



www.parutions.com

(fermer cette fenêtre)