L'actualité du livre
Histoire & Sciences socialeset Sociologie / Economie  

La France injuste. 1975-2006 - Pourquoi le modèle social français ne fonctionne plus
de Timothy Smith
Autrement - Frontières 2006 /  22 €- 144.1  ffr. / 345 pages
ISBN : 2-7467-0786-1
FORMAT : 15,5cm x 23,0cm

Traduction de Geneviève Brzustowski.

Préface de Jean Boissonnat.

L’auteur du compte rendu : Diplômé en sciences politiques de la Woodrow Wilson School de Princeton, Timothy Carlson est rédacteur d'une e-lettre bihebdomadaire en langue anglaise sur la science et la politique de la science en France (www.france-science.org/fast). Il est également directeur d'un programme d'études pour étudiants étrangers. Il mène en parallèle une activité en communication, recherche et rédaction.


Les affres de la redistribution à la française

Il y a toutes les chances qu'en France le caviar se mange beaucoup plus souvent chez les retraités que chez les jeunes, chez les employées du public que chez ceux du privé, et par tous les happy few des corporatismes que par le nombre grandissant des laissés pour compte d'un Etat providence qui marche sur sa tête. Tout du moins est-ce le message de cet essai/douche écossaise (écrit par un canadien) sur les dysfonctionnements du fameux modèle social français.

Si la gauche est particulièrement épinglée dans l'analyse de l'auteur, il ne s'agit pas pour autant d'un livre “de droite”, mais plutôt d'une démonstration que les problèmes socio-économiques de la France relèvent moins d'une niveau insuffisant des dépenses publiques (péché typique de la droite) que des complexités inutiles d'un système archaïque, qui conduiraient à dépenser mal. Certaines de ces vaches sacrées que sont les acquis sociaux perdent ainsi beaucoup de leur odeur de sainteté sous la loupe de l'auteur. Car un bon nombre des mécanismes de l'Etat providence à la française échouent platement face au seul critère qui compte : la redistribution. Les fruits, les acquis, et les cadeaux de la Providence sociale s'accumulent selon Timothy Smith dans des secteurs privilégiés d'une société corporatiste, exclusive, stratifiée, et... injuste.

Mais il n'est pas question ici de déclinisme ni de cri au “rien ne va plus”. D'abord, l'auteur n'est pas français ni ne semble abriter une hargne particulière contre l'Hexagone, au contraire. Le résultat est une critique non seulement utile mais, de part son objectivité, son recul et des synthèses astucieuses, révélatrice. Pour preuve de sa bonne foi, T. Smith propose aussi un catalogue des réussites sociales de la France, en commençant par l'éradication de la paupérisation des personnes âgées, véritable fléau après la guerre, manifestement plus d'actualité dans un pays où la moitié des sièges de première classe dans les avions sont achetés par les retraités ! La politique de la famille, le système de santé et celui d'une éducation orientée vers la petite enfance et la maternité, les soins pour tous et la protection des employés sont autant de victoires d'une démocratie sociale digne de ce nom.

Mais on peut aussi aller trop loin sur une bonne route : en 2000, les retraités jouissaient de revenus entre 15 et 20% plus élevés que les actifs. On peut aussi se tromper de route : au lieu d'un universalisme plus juste, les syndicats et autres forces sociales du pays ont historiquement choisi l'assurance des acquis des groupes, et que cela soit maquillé en solidarité ne change rien à la réalité d'une mauvaise redistribution et de fortes entorses à l'équité. Que Pierre Bourdieu clame devant les cheminots en grève en 1995 à la gare de Lyon qu'ils sont les champions d'une civilisation des services publics et de la solidarité ne diminue aucunement le fait que les employés de la SNCF sont en fait les recordmans des prestations, privilèges, retraites anticipées et autres émoluments par rapport au salarié moyen, ni le fait que les 30% de la population affiliés aux régimes spéciaux ou au secteur public consomment 60% des frais de retraites, tirés sur des caisses inévitablement renflouées par le contribuable...

Et qui dit contribuable-payeur dit inégalité renforcée vues, aussi, les injustices dans le système fiscal français. Les impôts sur le revenu sont dégressifs, c'est-à-dire que les bas et moyens salaires y contribuent disproportionellement, les riches s'en sortant pratiquement indemnes (même plus qu'aux Etats-Unis, berceau de toutes les injustices selon les pourfendeurs du libéralisme), et une TVA élevée représente indiscutablement un fardeau disproportionné sur les foyers à petits et moyens revenus. Même tableau en ce qui concerne les charges sociales ; en taxant l'emploi avec des charges élevées, c'est en quelque sorte le chômeur qui paie, du fait que la création d'emploi est défavorisée, que le chômage monte, et que le fossé entre ceux qui ont un travail et ceux que en cherchent un s'approfondit. L'auteur cite un officiel de Force Ouvrière qui explique pourquoi les syndicats sont foncièrement contre un financement des prestations sociales par la fiscalité au lieu des cotisations : un tel transfert serait aussi un transfert du pouvoir des dirigeants des diverses caisses et régimes (les syndicats) vers l'Etat...

Les gagnants du système sont ainsi surtout les gens actuellement à l'âge de la retraite, les diplômés nés avant 1965, les fonctionnaires et les employés des sociétés nationales, les artisans, les commerçants, les professions libérales et les agriculteurs. Selon un auteur cité par Smith, la stratégie gagnante reviendrait donc à "réussir le concours de postier et se marier avec une institutrice logée". Les perdants sont les mères élevant seules un enfant ou deux (car elles touchent nettement moins d'allocations qu'une famille nombreuse et riche), les chômeurs, les jeunes, les immigrés, et généralement les trop pauvres ou trop exclus pour bénéficier des largesses publiques. Dans la présentation de l'auteur – en grande partie une synthèse des chiffres officiels français - on finit ainsi par comprendre les observateurs de la France qui voient dans les mouvements sociaux une défense passionnée du... statu quo. Rien de nouveau sous le soleil, depuis la Révolution française, il s'agit bien de défendre les acquis des classes moyennes. Selon un autre observateur cité par l'auteur, "le but du système français est de maintenir les revenus plus que les distribuer". Selon un autre, "les titulaires sont désormais les propriétaires tandis que les exclus sont les prolétaires".

Cependant, parce que nous avons là un remarquable travail de synthèse et des analyses bien ficelées, il est regrettable que l'auteur se soit attardé trop longuement sur des sujets politiques, économiques et intellectuels touchant de près ou de loin à la France et l'Europe depuis la Deuxième Guerre mondiale. Ni organisé chronologiqument ni strictement thématiquement, son texte (qui ressemble parfois à un récit par un témoin oculaire qui n'en revient pas) se répète, se retourne sur lui-même, et se perd dans des diatribes stéréotypées ou hors sujet. Il est vrai que trop d'hommes et de femmes de gauche cachent les problèmes du système français ainsi que leur peur d'y toucher derrière un diabolisation souvent infondée de la mondialisation. Il est vrai que trop d'intellectuels ont un regard méfiant pour le travail et fataliste envers le chômage, une attitude qui engendre des idées néfastes comme "le partage du travail", la retraite anticipée, et d'autres concepts défaitistes quand ils ne sont pas carrément créateurs d'injustices. Et bien sûr, il est facile de railler "l'horreur économique" comme notion imbécile. Trop facile, même.

En consacrant une centaine de pages à "la trahison des intellectuels" et à "la rupture avec le socialisme", Smith dilue son message urgent et vital concernant la manque de justice sociale en France. Plus grave, en se fiant trop au prétendu dynamisme du modéle standard de l'économie (la croissance et ses bénéfices), il prive ce message de son vrai contexte, le seul dans lequel il est audible : une civilisation européenne dont les fondations et – rêvons – l'avenir se distinguent par un engagement en faveur de l'homme libre, digne, critique et responsable, et contre tout déchaînement du rationnel, toute totalité, y compris celle de la Raison économique...

Timothy Carlson
( Mis en ligne le 28/08/2006 )
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