L'actualité du livre
Histoire & Sciences socialeset Sociologie / Economie  

L'Intérêt souverain - Essai d'anthropologie économique spinoziste
de Frédéric Lordon
La Découverte - Armillaire 2006 /  23 €- 150.65  ffr. / 234 pages
ISBN : 2-7071-4868-7
FORMAT : 13,5cm x 22,0cm

L'auteur du compte rendu: Guy Dreux est professeur certifié de Sciences Economiques et Sociales en région parisienne (92). Il est titulaire d'un DEA de sciences politiques sur le retour de l'URSS d'André Gide.

La persévérance de F. Lordon

Dans l'Ethique, Spinoza définit le conatus comme l'effort que déploie chaque chose pour persévérer dans son être. A partir de cette proposition, Frédéric Lordon insiste sur le fait que "si le conatus est effort, il est aussi fondamentalement intérêt […] Le conatus est l'intérêt à effectuer ses puissances et à les augmenter." L'intérêt souverain est donc pour l'auteur l'intérêt que nous nous portons toujours et partout à nous mêmes. Toutes nos pensées, nos relations et nos actions sont inévitablement orientées vers notre propre satisfaction. C'est là, a priori, un propos auquel nous ne sommes que trop habitués. Après tout, une immense littérature économique ainsi qu'une partie, de plus en plus importante, de la littérature sociologique ne cessent de nous dévoiler et expliquer les bienfaits de l'intérêt et de l'homo oeconomicus en action.

Mais Frédéric Lordon entend établir une double critique : celle de l'individu calculateur comme celle de l'individu désintéressé. Autrement dit, il renvoie dos à dos les tenants de l'anthropologie libérale et ceux de l'anthropologie du don. Pour sortir de l'antinomie intérêt/désintérêt, il faut quitter le cynisme de la théorie du choix rationnel et l'"angélisme" de l'anthropologie du don. Selon lui, l'analyse du don ne peut être que le dévoilement d'un mensonge. Au quotidien, nous l'entretenons en nous racontant la "belle histoire" de notre altruisme et de notre générosité. Or, nous dit Lordon, c'est ne pas comprendre que, si bon nombre de nos actions ne sont pas le résultat d'un calcul utilitariste conscient, elles n'en restent pas moins toutes orientées vers nous-mêmes. Si l'être d'intérêt ne se réduit pas à l'homo oeconomicus, il nous faut reconnaître l'égocentrisme existentiel qui fait de l'homme un être d'intérêt par nature et dont le désintéressement ne peut être qu'intéressé : voilà, selon lui, quelques-uns des principaux enseignements de Spinoza.

Il revient donc aux sociologues de rompre avec cette méconnaissance, de rendre compte et d'expliquer ce refoulé de l'intérêt. Dans cette perspective, le MAUSS, au centre de sa critique, entretiendrait un discours fallacieux. Composé d'auteurs naïfs et sensibles, ce mouvement s'appuie, selon Lordon, sur une acception fort réduite de la notion d'utilité et promeut une politique sentimentale des relations humaines. Il lui préfère une autre sociologie, qu'il présente dans une formulation où l'on reconnaîtra l'influence de Bourdieu et de Clausevitz : "les effets de méconnaissance qui fournissent au don son halo caractéristique ne sont évidemment pas le produit exclusif du travail de ce conatus […] comme il y a des structures sociales, il y a aussi des structures mentales de l'intérêt au désintéressement, et c'est de leur travail combiné que naissent les illusions qui font méconnaître que le donner à autrui est encore un faire pour soi –mais poursuivi par d'autres moyens." (p.40)

C'est là, semble-t-il, la "persévérance" singulière de Lordon : affirmer que les catégories les plus spécifiques de la sociologie de Bourdieu –devenu spinoziste, ici- sont les plus pertinentes pour comprendre les ressorts personnels et institutionnels de ce grand mensonge qu'est le désintérêt. Le jeu des habitus et les logiques des champs sociaux, permettraient de comprendre comment des individus, qui ne se réduisent pas à de simples calculateurs, participent à un jeu social dans lequel ""tout se passe comme si" la rationalité calculatrice était bien en scène", et comment finalement, le désintéressement s'explique par l'intérêt, et par l'intérêt uniquement.

Le propos de Lordon pose une série de difficultés. D'une part, il s'appuie sur une lecture particulièrement partielle de la richesse des ouvrages publiés sous la bannière du MAUSS ; richesse qu'il présente même comme une sorte de stratégie où la diversité des positions permettrait d'échapper à toute critique d'ensemble. On se demandera alors pourquoi des auteurs se reconnaissent dans ce mouvement. D'autre part, en replaçant l'intérêt (même redéfini en intérêt élargi) au centre des comportements humains, Lordon pose le sempiternel problème de sa pertinence anthropologique. Dire, en effet, que les individus ont toujours quelque intérêt à faire ce qu'ils font est une trivialité qui ne permet justement pas de comprendre la diversité des organisations sociales, des penchants et des attitudes.

Dans cette perspective, et puisque le temps nous est compté, le lecteur intéressé par ce débat mais agissant sous contrainte –d'argent ou de temps- pourra utilement maximiser son érudition en recourant au dernier numéro de la revue du MAUSS (n°27, 2006) ; elle propose en effet un article de Frédéric Lordon et une réponse signée par Alain Caillé, Philippe Chanial et Fabien Robertson, où ils exposent, entre autres, la nécessaire distinction entre l'intérêt à et l'intérêt pour quelque chose.

Guy Dreux
( Mis en ligne le 11/10/2006 )
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