L'actualité du livre
Histoire & Sciences socialeset Sociologie / Economie  

Le Divin Marché - La révolution culturelle libérale
de Dany-Robert Dufour
Gallimard - Folio essais 2012 /  9.10 €- 59.61  ffr. / 416 pages
ISBN : 978-2-07-044634-6
FORMAT : 11cm x 18cm

Première publication en octobre 2007 (Denoël)

Les tables de la loi libérale

Après L'Empire du moindre mal de Jean-Claude Michéa (Flammarion) et La Perversion ordinaire (Denoël) du psychologue Jean-Pierre Lebrun, le philosophe et professeur en sciences de l'éducation Dany-Robert Dufour publiait en 2007 Le Divin marché : la révolution culturelle libérale, aujourd'hui en poche chez Folio Essais). Un livre à marquer d'une pierre blanche pour comprendre notre époque en plein bouleversement. S'il y a bien une chose qui intéresse Dany-Robert Dufour, c'est la réalité, mais notre époque a décidé de la nier, de faire comme si elle n'existait pas ! En véritable dés-illusionniste, le philosophe tente de nous faire voir ce que nous ne voulons pas voir.

En dix chapitres solidement charpentés et argumentés, Dany-Robert Dufour poursuit son exploration des métamorphoses du sujet postmoderne, à la suite de L'Art de réduire les têtes (2003) et On achève bien les hommes (2005). Ces dix chapitres font allusion aux fameux dix commandements, aux tables de la loi, mais il s'agit ici des tables de la loi libérale. Comme le souligne l’excellent titre, nous ne sortons pas de la religion, comme le croient certains, mais nous y retournons (si on en était un tant soit peu sorti) avec le néo-libéralisme ! Le Marché est le nouveau Dieu, mais un Dieu spécial, un Dieu athée qui ne veut pas se faire passer pour un Dieu !

Le point fort du livre est la cohérence de la pensée. L'ouvrage indique d'abord que l’époque n’est pas individualiste mais égoïste. Nuance importante : un individualiste est seul alors que la postmodernité se caractérise par une massification généralisée et sans précédent des comportements, appelée ici "formations ego-grégaires". Croire que la dérégulation libérale n'atteint pas le champ symbolique et intime de l'individu est faire preuve d'une grande naïveté. C'est dire que le Marché a su téléguider nos faits et gestes jusqu'à nos manières de ressentir. Pour cela, il faut en comprendre le concept de base, l'égoïsme déjà à l'œuvre dans l'idéologie libérale de Mandeville (La Fable des abeilles) et d'Adam Smith (La Richesse des nations) où il est dit en substance qu'en renforçant l'égoïsme de chacun, on assure le bonheur de l'intérêt général (la fameuse "main invisible" du marché).

Pour réaliser pareille entreprise, il fallait progressivement délester l’individu de toute fixation familiale ou éducative, de tout nœud qui fasse obstacle au mécanisme fluide d’horlogerie que le Marché tente d’obtenir progressivement de cet animal humain qu'est le consommateur, histoire d'avoir une emprise sur sa sphère spirituelle, pulsionnelle et affective. Que la famille ou l’école soient un poids, on en conviendra aisément mais saccager ces modèles en les considérant seulement comme des lieux de pouvoir et non de savoir (paralogie), et l’individu se retrouve flottant, englué dans une flexibilité identitaire, adaptable au tout venant, à n'importe quelle addiction de n'importe quel produit du Marché. Prenant l'exemple de l'université, Dany-Robert Dufour s'insurge contre cette fabrication libérale de "crétins" : «A l'université, on voit tout un courant de recherche pédagogique postmoderne se mettre en place. Il ne faut surtout pas demander aux «jeunes» de penser. Il faut d'abord les distraire, les animer, ne pas les assommer avec des cours mais les laisser «démocratiquement» zapper d'un sujet à l'autre à leur guise au gré des interactions. Il faut simplement leur faire raconter leur vie, leur montrer que les acquis de la logique ne sont que des abus de pouvoir des «intellectuels» ou de la pensée «occidentale». Il faut surtout montrer qu'il n'y a rien à penser, qu'il n'y a pas d'objet de pensée hors de la gestion gagnante de leur intérêt égoïste. Bref, je le répète après l'avoir déjà écrit dans L'Art de réduire les têtes, il s'agit de «fabriquer des crétins procéduriers, adaptés à la consommation». Je précise, après que l'on a voulu entendre que j'accusais indûment ces malheureux jeunes gens, que je cherche seulement à les prévenir des projets qui leur sont destinés, en espérant qu'ils ne tomberont pas dans le panneau — et ce qui me rassure, c'est que beaucoup résistent".

Le philosophe montre comment les principaux repères ont éclaté (différence générationnelle et différenciation sexuelle) et que la télévision ("le troisième parent") a joué un rôle majeur dans l'éducation de l'individu postmoderne qui croit se divertir alors qu'il est sans arrêt sondé, analysé et regardé. C'est là le fruit d’un long travail méthodique entrepris et perfectionné entre autres dans les années 30 par le neveu de Freud, Edward Bernays, le père des Relations publiques, qui a adapté dans le secteur de l'économie de marché les recherches de son célèbre oncle vis-à-vis de la libido. On n'oublie pas non plus l'invention de la pin-up (dont une représentante orne la couverture du livre), dans ces mêmes années, par les dessinateurs G. Petty et A. Vargas pour vendre tout et n'importe quoi. Dany-Robert Dufour, au fil des chapitres, montre ainsi que le libéralisme a organisé la mise à bas de toute autorité et de toute transcendance (parents, professeur, langage, art…) au profit d'une immanence totale, parfait ancrage pour le consommateur contemporain, au risque de mettre en péril la démocratie elle-même (voire la planète entière). L'individu postmoderne est ainsi devenu un petit Dieu égoïste tout en faisant croire qu'il est responsable, autonome et qu'il a aboli toute divinité. Enfermé dans la cage de son moi et de son ressenti, il tente de s'autofonder intellectuellement et affectivement pour sortir de l'humanité (le temps, le sexe, l'imperfection, la mort). Autrement dit, éliminer le réel en le redessinant à l'image de son plaisir.

Or, la ruse est que l'individu, malgré son égoïsme, se croit rebelle et hors du troupeau alors qu'il est surtout conformiste (gay-pride, loveparade, rolleristes, rappeurs, raveurs etc.), faisant de l'"Autrisme" (croire qu'on est ouvert 24/24h sur l'autre) alors qu'il réclame du même, un autre déguisé en lui. Par cercles concentriques, et souvent avec humour, le philosophe élargit cette cellule égo-grégaire de base pour bien montrer que le Marché n’a plus besoin de brimer l’individu mais, tout à l'inverse, qu'il le renforce dans son fantasme d’autonomie, son égoïsme. Celui-ci ne se croit plus brimé mais pense aller contre le Marché ! Il se croit en pleine libération (émancipation) alors qu'il est en pleine libéralisation (libéralisme économique). La chose à comprendre est que cette emprise pousse les êtres humains dans une voie perverse. Voilà le point clef du livre qui effectue un renversement complet et décoiffant. L'on comprend mieux pourquoi le néo-libéralisme a envahi toute la sphère de l'intime, a recoloré le réel, rempli le quotidien de fêtes et de mots d'ordre humanitaristes. Une nouvelle forme d'oppression festive. Il n'est donc guère étonnant que l'industrie culturelle (fictions, jeux, etc.) soit devenue dominante et que le mot culture ait été dissout dans la moindre expression (rap, techno, tag). De la pullulation des artistes auto-revendiqués et des rebelles rémunérés, tout cela allant de pair avec un hyperjeunisme et une hyperconsommation dans la société par exploitation de la subjectivité humaine et de la chimie des émotions prise comme matière première.

En un mot, le néo-libéralisme est la "subversion" même ! Croire que l'idéologie libertaire est opposée au libéralisme (alors qu'elle en est le cheval de Troie) est le fourvoiement historique non seulement d'une génération mais de toute une métaphysique de la révolte et de l'émancipation. Karl Marx avait déjà mis en garde ses contemporains contre les bouleversements sociaux sans cesse opérés par la Capital ! Adieu bougisme ! Dany-Robert Dufour, avec une audace certaine, démontre que les trois penseurs de mai 68, Deleuze, Foucault et Bourdieu, n'ont fait qu’élargir la voie égotiste initiée par un Adam Smith. Est-il étonnant de voir que l'époque où le «Jouissez sans entraves» est devenue réalité concrète soit celle du libéralisme total et mondial ? On comprend pourquoi l'idéologie libertaire n’a jamais pu enrayer le libéralisme et qu’il était «logique» que d’anciens trotskistes deviennent sans problème publicitaires ! Le capitalisme n'est plus patriarcal, fondé sur la répression du désir mais il est devenu progressiste, permissif et hédoniste. Il suffit de regarder les publicités. "Autant dire que le schizo deleuzien est le sujet idéal du Marché, c'est un sujet désinhibé, sans culpabilité, sans surmoi, qui doit savoir sans cesse jongler, changer de formes, d'identités personnelles, d'identités sexuelles et de localisation. C'est un sujet apte à maximiser rapidement ses gains ici même pour pouvoir les rejouer et les réinvestir ailleurs au pied levé. La forme idéale de ce nouveau saint est le schizo dans la vie sociale, le hacker en informatique et le raider dans la finance".

Le néo-libéralisme a donc entrepris un vaste programme de décloisonnement et de déterritorialisation généralisée, faisant perdre tout repère, rendant les individus mous et mobiles, nomades et fluctuant. La dérégulation libérale est conjointe à la dérégulation symbolique de l'être humain, ascension d'une post-humanité perméable au Marché. Corps sans frontière, sans identité... comme les capitaux. Ainsi le philosophe bat en brèche le sociologisme libéral à la Bourdieu en rappelant que la division sexuelle est d'abord une distinction biologique avant d'être une construction culturelle. Il renvoie ainsi les revendications des associations en tous genres (transsexuel, homoparentalité etc.) à leurs prétentions postmodernes quand elles veulent "jouer le genre contre le sexe", un programme libéral dans cette volonté démiurgique de tout déréguler. Même égoïsme de base à l'œuvre contre la réalité. "Ce qui compte aujourd'hui en effet, ce n'est plus la nature qui m'est échue, c'est mon choix ! Je parle, je veux, donc j'ai le droit - y compris le droit d'être une femme si je suis un homme. Le choix du genre voudrait s'imposer au destin du sexe. (…) Ce qui revient à dire que je n'ai plus à m'arranger comme je le peux avec ce qui m'est échu, le sexe, mais que je peux décider de ma nature. Et aller jusqu'à, depuis ma culture ou plutôt depuis mon bla-bla, la remettre en question».

Que faire donc devant ce néo-libéralisme écologiquement dangereux et anthropologiquement impossible ? Le seul moyen de s'en sortir, selon Dany-Robert Dufour, est le niveau transcendantal. Car face au laisser-aller ou au laisser-faire (la jouissance) du néo-libéralisme, il faut brider la pulsion (pour accéder au désir) comme le recommandaient Kant ou Freud (domestiquer les passions, rôle de l'école). Le seul moyen d'enrayer pareille course à la consommation est la pensée critique et l'art, qui pourront nous aider à être et à préserver ce monde désormais menacé. Avec Michéa et quelques autres, Dany-Robert Dufour fonde une pensée novatrice dans la compréhension de la postmodernité en nous faisant voir l’impasse suprême : si libéralisme et libertaire sont bien deux mots, ils ne forment qu'une seule et même chose. Moderne contre moderne dirait Philippe Muray ("étripage de clones"). Ce retour à la réalité est donc bel et bien une voie qui s'ouvre vers la liberté.

Yannick Rolandeau
( Mis en ligne le 24/04/2012 )
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