L'actualité du livre
Histoire & Sciences socialeset Sociologie / Economie  

Pourquoi Bourdieu
de Nathalie Heinich
Gallimard - Le Débat 2007 /  15 €- 98.25  ffr. / 188 pages
ISBN : 978-2-07-078599-5
FORMAT : 14,0cm x 21,0cm

L'auteur du compte rendu : Scénariste, cinéaste, Yannick Rolandeau est l’auteur de Le Cinéma de Woody Allen (Aléas) et collabore à la revue littéraire L'Atelier du roman (Flammarion-Boréal) où écrivent, entre autres, des personnalités comme Milan Kundera, Benoît Duteurtre et Arrabal.

Le roi est triste

Nathalie Heinich, sociologue au CNRS, est l'auteur de nombreux ouvrages, parmi lesquels La Gloire de Van Gogh (Minuit, 1991), La Sociologie de Norbert Elias (La Découverte, 1997), Ce que l'art fait à la sociologie (Minuit, 1998) ou L'Élite artiste (Gallimard, 2005). Après avoir défendu la sociologie bourdivine (et elle fut une disciple), elle remet en cause et veut comprendre aussi comment Bourdieu, fils de petits employés béarnais monté à Paris pour faire l'ENS, est devenu un tel phénomène international. Sans même avoir lu ses ouvrages, qui ne connaît en effet les fameux concepts de "domination", de "violence symbolique", etc., qui ont eu et ont encore une influence considérable dans la sociologie ?

L'essai de Nathalie Heinich, écrit dans un style clair et vigoureux, se laisse lire facilement. Elle commence par raconter, au printemps 1977, sa première rencontre avec Pierre Bourdieu. Elle prépare alors une maîtrise de philosophie et se rend à une réunion dans une librairie. Elle confesse le charisme de l'homme, qui, en plus, est plutôt beau ! En cinq chapitres, elle interroge et démonte les rouages de l'idéologie bourdivine. Certes, elle n'y va pas de main morte quand elle compare notamment le Bourdivinisme à une secte ou à ce qui y ressemble fort : "C'est exactement ce qui adviendra au cercle de ses disciples, transform[és] peu à peu en servants de ce qui, pour nombre de sociologues, fait aujourd'hui figure de culte. Une génération a suffi." (p.24). Évoquant un passage dans son premier livre, elle fait part du fait que Jérôme Lindon lui demandera une chose : "supprimer la première référence à Bruno Latour qui ouvrait l'introduction, ainsi que la note où je critiquais L'Amour de l'art, si je ne voulais pas que Pierre Bourdieu referme le livre avant même de le lire et ne prenne son téléphone pour me descendre auprès des quelques critiques qu'il avait dans sa poche. A la cour de Louis XIV, on m'aurait sans doute expliqué quelle longueur de manchette il convient de porter, et à combien de pas la révérence. A chaque cercle ses conventions, qui assurent, du même mouvement, l'inclusion des initiés et l'exclusion des profanes." (p.28). Sans commentaire. D'ailleurs, elle cite un passage des Mémoires de Raymond Aron, guère tendre envers le sociologue (un chef de secte).

L'accent est surtout mis sur les trop nombreuses contradictions et vides de méthodes sur plusieurs plans, scientifiques et philosophiques notamment. Par exemple, le troisième chapitre s'attache à montrer comment Pierre Bourdieu est passé d'un non-engagement politique dans les années soixante, quand il fallait se montrer actif comme Sartre ou Pierre Vidal Naquet le faisaient, à un engagement intensif tout en professant, dans la lignée d'un Max Weber, le refus de toute prise de position politique de la part d'un enseignant. Pierre Bourdieu, en Janus aux deux visages selon l'auteur, passera ainsi de la défense de l'autonomie de la science à la pratique de l'engagement politique (scientifisation du politique) mais aussi à la pratique scientifique imprégnée de critique politique (politisation du scientifique), faisant ainsi ce qu'ont fait nombre d'intellectuels : se trahir. La démonstration est limpide.

Si Nathalie Heinich reconnaît l'apport de Pierre Bourdieu, elle pointe le «réductionnisme» de sa théorie de la domination qui attaque un grand nombre d'institutions sous un seul angle, au risque de la culpabilisation et de la victimisation : voir surtout La Misère du monde, ouvrage collectif publié en 1993, dont les qualités scientifiques aurait dû être rejetées par Pierre Bourdieu car les entretiens furent réalisés au mépris des règles méthodologiques, voire déontologiques.

La quatrième partie, la plus passionnante, met en évidence la critique bourdivine de l'art et sa politisation. L'art est devenu un enjeu ambigu car il offre l'accession à un certain niveau hiérarchique, longtemps demeuré l'apanage d'une élite bourgeoise, en même temps qu'il est un facteur de subversion à l'égard de la bourgeoisie. Pierre Bourdieu, notamment dans L'Amour de l'art, va mettre à bas l'idée d'un goût désintéressé dans l'art (de le dé-subjectiver) pour le rabattre dans son rapport à la hiérarchie sociale, où les goûts apparaissaient déterminés par l'appartenance à des classes et fractions de classe. Il en découle une relativisation (et un relativisme culturel) dès lors que lart réside non pas dans les qualités de l'objet goûté mais dans les stratégies (conscientes ou non) des sujets. Ce sera ensuite le tour des créateurs avec la contestation du libre arbitre individuel. Voire même la singularité et l'individualité. En phase avec son époque, Bourdieu décrivait un individu soumis quasi-entièrement au jeu des forces sociales. A cet égard, il se sert de deux notions clefs, celle d'homologie et celle de champ. Il a donc radicalisé sa théorie de la domination dont la séduction, explique Heinich, a un effet de sidération sur son public.

Dans cette perspective, tout apparaît comme arbitraire, chaque chose attend sa déconstruction, tout objet n'est plus que support de domination, tout texte ne parle que de lui-même et aucune hiérarchie ne tient plus (constructivisme critique), le tout renforçant un relativisme extrémiste (sauf pour son propre discours évidemment !). Cela a un effet désastreux par exemple dans le milieu scolaire où au lieu d'améliorer la transmission d'un héritage, on nivelle par le bas. Et là, le sociologue a sa part conséquente de responsabilités tout en étant le pourfendeur de toute domination (sauf la sienne). Heinich reproche volontiers à Bourdieu d'avoir ainsi joué sur le charisme et le prophétisme, l'ésotérisme et la paranoïa, l'alliance du machiavélisme et de la sincérité, l'exploitation de ressources scientifiques et l'engagement politique, le radicalisme et la culpabilisation, la contestation des pouvoirs académiques et l'extension de leur domaine, l'éclectisme et le positivisme, l'esprit critique et l'idéalisation, le double jeu rhétorique et l'intimidation... C'est l'occasion aussi, dans la dernière partie, de faire le bilan de cette technique du double discours au niveau de la philosophie adoptée. Heinich, avec des arguments clairs et percutants, monte ce qui mine la méthode bourdivine : la contradiction, la double négation, la duplication et ce qu'elle appelle la contre-performativité (le discours fait ce qu'il dit qu'il ne faut pas faire.)

Certes, on sent Nathalie Heinich un peu désabusée et ambivalente. Elle ne s'en cache guère : comme si l'on pouvait sortir indemne d'une telle désillusion... On comprend fort bien qu'à ce titre, Pierre Bourdieu ait eu un phénoménal succès d'autant que ses concepts - domination, distinction, habitus, violence symbolique... - se recyclent aisément en politique comme dans le journalisme. La machine bourdivine gagnait en vigueur en désignant adversaires et ennemis (les défenseurs de Raymond Boudon, d'Alain Touraine, de Jean Baudrillard, d'Alain Finkielkraut, les nouveaux philosophes, les journalistes, etc.) tout en recrutant adeptes et disciples à tour de bras. Le style de Bourdieu, farci de mots compliqués, fortement alambiqué, participe à impressionner le novice. Vous avez dit domination ou violence symbolique ?

Mais le roi est triste, conclut Heinich. «Tristesse : le désarroi dans son regard, le dos voûté par le souci, la véhémence amère des propos ; ses principaux disciples éparpillés, apostats ou désintégrés ; quelques fidèles néanmoins, mais dont le nom n'existe qu'à travers lui ; et le triste spectacle de ses innombrables suiveurs d'aujourd'hui, endoctrinés, fanatisés, intolérants aux autres pensées, acrimonieux envers leurs nombreux ennemis autant que méfiants les uns envers les autres, catéchumènes pathétiques dont il faut attendre patiemment, dans les colloques, qu'ils aient terminé leur récitation. Tristesse d'une sociologie routinisée, mécanique, d'où a disparu ce qui fait le sel de la recherche : le plaisir de la découverte. Une sociologie de tondeuse à gazon, où le paysage obtenu à l'arrivée ressemble exactement à ce qu'on imaginait au départ : un monde désenchanté, vidé de ses valeurs, ratiboisé, planté exclusivement d'habitus et de positions dans le champ, de violence symbolique et d'enjeux de luttes, de dominants et de dominés, de méchants coupables et de pauvres victimes. Triste royaume.» (p.174)

Yannick Rolandeau
( Mis en ligne le 12/03/2008 )
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