L'actualité du livre
Histoire & Sciences socialeset Sociologie / Economie  

Comment nous avons ruiné nos enfants
de Patrick Artus et Marie-Paule Virard
La Découverte - Poche 2008 /  7 €- 45.85  ffr. / 165 pages
ISBN : 978-2-7071-5380-7
FORMAT : 13,0cm x 19,0cm

L’auteur du compte rendu : Diplômé en sciences politiques de la Woodrow Wilson School de Princeton (États-Unis), Timothy Carlson est rédacteur d'une e-lettre bihebdomadaire en langue anglaise sur la science et la politique de la science en France (www.france-science.org/fast). Il est également directeur d'un programme d'études pour étudiants étrangers. Il mène en parallèle une activité en communication, recherche et rédaction.

Sortir des Trente (moins) Glorieuses

Un économiste et une journaliste écrivent un livre sur ce qui va mal en France et en Europe et comment y remédier. Elle, la journaliste, fournit un style direct, et lui, les courbes macro-économiques, pour démontrer comment la France et d'autres pays européens sont en train de rater le train sans même le savoir, avec pour effet de retardement de clouer au sol l'avenir de leurs enfants. Entre la foi en l'orthodoxie économique et ses courbes (le futur va suivre la trajectoire du passé marginalement infléchie) et ce que l'on peut nommer "le principe de l'indiscutabilité" ou TINA ("there is no alternative"), notre tandem a produit un livre qui martèle ses messages. Mais c'est sans doute leur façon d'expliquer clairement les erreurs de la politique économique française (depuis la fin des trente glorieuses) et l’évidence des chemins à emprunter d'urgence, le tout chiffres à l'appui mais pas à la pelle, ce qui a attiré des lecteurs et le Prix des lecteurs du livre économique 2006 organisé par le Sénat, un succès qui est sans doute la raison de cette réédition en poche.

Le message est clair : une politique de soutien de la demande en réponse à la crise qui s'est installée dans les années 70, une politique qui prêtait fort peu d'attention à l'appareil productif tout en laissant s'installer les rigidités de l'Etat et des marchés du travail et du capital, cette politique-là, maintenue depuis par la gauche et la droite pour des raisons de convenance, est en train de conduire la société française directement dans le décor. En parlant du décor, celui-ci est composé du vieillissement des populations, de l'explosion économique asiatique et d’une Union européenne plombée et plombante à cause de politiques fiscales et commerciales déloyales et fratricides menées par les Etats membres, avec l’Allemagne dans le rôle du grand méchant loup. Les auteurs ne cherchent pas à éviter la polémique, ils y invitent même par de petites remarques incisives du genre "avons-nous dit 'flexible' ?, désolé, on voulait dire 'réactif'" (à deux reprises, à propos des réformes du code du travail). Si la polémique affichée, la discussion politique l'est moins, face à la supposée limpidité indiscutable des arguments des auteurs. Pour faire la part des choses entre ce qui est évident et ce qui l'est moins, une taxonomie des propositions s'avère utile.

D'abord, dans la catégorie "les choses avec lesquelles on ne peut pas ne pas être en accord", il y a surtout les grandes lignes de la présentation de l'histoire économique récente de la France. Depuis que l'économie des trente glorieuses a commencé à se lézarder, la droite et la gauche rivalisent en inepties et autres mesurettes pour répondre à une situation structurelle, et nos auteurs racontent succinctement les trente “moins glorieuses” qui en ont résulté. Il est difficile aussi de contester le tableau démographique d'une France vieillissante, qu'ils brossent avec les meilleures projections disponibles. Idem pour leur litanie des inefficacités dans l'administration publique, en même temps que le lecteur leur sait gré de défendre la nécessité d’un secteur public dynamique et performant (comme preuve, on peut citer l'approbation des modèles dits scandinaves, qui nécessitent tout de même des dépenses importantes par l'Etat en indemnités de chômage et en formation continue). Tout le monde ou presque aimera aussi les appels répétés pour plus d'investissement dans la recherche et l'éducation supérieure. De même, les arguments avancés par les auteurs en faveur d'un régime mixte de gestion des retraites, exploitant les atouts des systèmes de capitalisation et de répartition, doivent être normalement acceptables par le plus grand nombre. Finalement il y a là les bases d'un consensus sur la décalage insoutenable entre le bien-être d'une classe d'âge proche de ou à la retraite et le mal-vivre d'une autre classe dont les diplômes multiples ne se traduisent pas en emplois. Ne doit-on pas voir le signe, quoique minime, d'un certain progrès dans la déclaration de la rédactrice d'une revue d'affaires, qui écrit que le mouvement anti-CPE en 2006 a été "l'expression de l'exaspération d'une classe d'âge qui a le sentiment que la collectivité n'a pas fait l'effort de lui offrir un avenir" ?

Mais dans la catégorie "les choses avec lesquelles on peut être en désaccord", signalons pour cet ouvrage un manque d'approfondissement de cette question de l'injustice sociale entre générations, pourtant présente dans le titre. On pense à La France injuste de Timothy Smith, un texte dont l'(ir)reprochable orthodoxie n'hésite pas à épingler une France où l'injustice entre générations ne se limite pas à une simple question d'emploi mais a aussi pour enjeux les régimes de retraites, une fiscalité injuste et les autres mécanismes d'une redistribution perverse, ici passés sous silence. A cet égard, la pression fiscale est à décortiquer au lieu de la décrier. Passé sous silence aussi, le déclin en France depuis au moins une décennie de la part du travail (les salaires) dans le PIB. Dans une discussion sur la répartition des revenues, c'est le grand absent. Même frilosité dans l’évocation d’une hausse des impôts sur les bénéfices, qui est la source de la manne scandinave pour payer les services d'accompagnement des "entre-deux-emplois", une hausse justifiée par les coûts plus réduits du travail et une amélioration de la productivité qui se traduit en meilleure rentabilité (est-ce vraiment dissuasif pour les entreprises ? C’est à discuter...).

Parmi d'autres points à discuter : la productivité supposée lamentable des français (alors que, selon l'OCDE, chaque année la France est en haut du tableau pour la productivité par temps travaillé) ; l'exportation comme dopant pour la croissance (comment se peut-il que le pays de l’universalisme soit si nombriliste et se plaigne de se trouver "seulement" en 5ème rang mondial en part des marchés internationaux ?) ; l’échange international comme remède pour une industrie défaillante (l'histoire économique démontre que l'ouverture est au développement économique ce qu'est au feu le vent) ; les forces économiques de l'Asie comme salut du monde (l'économie chinoise est tellement externalisée que l'effet d'une récession occidentale généralisée aggraverait la récession initiale par effet de boomerang) ; et même le vieillissement démographique supposé dramatique (un économiste de Stanford propose que l'on compte le pourcentage de la population dont le risque de mortalité dépasse 1,5% au lieu de compter seulement les plus de 65 ans : l'âge ajusté par l’inflation).

Enfin, dans la catégorie "les choses avec lesquelles on ne peut pas être en accord", il y a surtout les non-dits et les prétendus non-effets des postulats ultra-libéraux. Pour le modèle innovation-croissance : les auteurs citent le Club de Rome d'une part et continuent tranquillement de l'autre à supposer que la croissance représente une solution dépassant le court terme. Quid des limites de la capacité planétaire ou des limites de nos modèles à distribuer les fruits qui alimentent la croissance ? Innover quoi ? Un meilleur grille-pain ou un cuiseur solaire ? Le marché est-il capable de piloter ce choix pour le bien de tous ? Est-ce que l'on est vraiment condamné à améliorer la productivité sans cesse ? Le ton urgent de ce livre, certes justifié sur bien des plans, donne de la prospective économique l’impression d'une fuite en avant, toujours plus, plus vite, et plus ouverte aux aléas de l'économie mondiale, pour éviter l'effondrement. Les programmes d'exportation effrénée ne sont-ils pas autant de façons d'accrocher le wagon France à une locomotive conjoncturelle, comme l’ont fait les acteurs/bénéficiaires des trente glorieuses ?

Ce qui fait ainsi défaut à cet essai est une vision élargie du contexte.

Timothy Carlson
( Mis en ligne le 04/04/2008 )
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